— Autobiographie d'un corps trans
Temps de lecture : ~ 26 minutes
Ce texte, anonyme, à été écrit en 2017. Il est disponible au format A5 sur infokiosque.net
Autobiographie d’un corps
Je me rappelle du début de ma puberté. Détester avoir les seins qui poussent dès la 6ème. Détester que des mecs de mon collège me fassent remarquer, au milieu d’une conversation qui n’a rien à voir, que je « pointe » et que ça se voit sous mon débardeur sans soutif…
Avoir envie de disparaître.
Ça a été un des premiers rappels à l’ordre sur mon corps et ma tenue dont je me souvienne. Capter qu’il faut que je rentre dans l’ère du soutien-gorge. N’avoir rien demandé à personne, mais que ça s’impose. Un an plus tard les règles arrivent, j’ai presque les plus gros seins de tout le bahut et on n’hésite pas à me le faire remarquer. Mon beau-père insiste vachement là-dessus : les mecs aiment les gros seins, les femmes avec des formes : j’ai de la chance. Je comprends qu’il faut que j’en fasse quelque chose, que je me mette en valeur ! Alors que jusque là j’étais plutôt partisane des sweats-baggies.
Donc, je mets des décolletés, des mini-jupes, j’embrasse des garçons. Mon beau-père me traite de salope, et me dit qu’il faudra pas m’étonner si un jour je me fais violer à la sortie du collège. En 4ème, mon prof d’anglais qui a 60 piges me fait des compliments sur mon bronzage et ma tenue. Je me sens flattée et gênée. Les mecs me sifflent dans la cour de récré… En fait, je ne comprends rien. Je ne fais pas le lien entre mes tenues « légères » et la sexualisation de mon corps par les autres. Le sexe ne fait pas partie de ma vie mais les autres se chargent de l’introduire de force.
Ce qui se passe, c’est qu’à 13 ans, j’ai l’impression d’être considérée par le monde entier comme « baisable ».
Je garde mes vêtements de bimbo pendant la première année de lycée, même si c’est assez dur pour moi car j’ai l’impression de me déguiser et de pas bien avoir compris tous les codes de la féminité (je me demande d’ailleurs encore aujourd’hui si les meufs ont en majorité ce sentiment ou pas). Et puis en première, c’est un peu la délivrance. Je commence à traîner avec les « babacools ». A moi les vêtements amples qui font disparaître (du moins je l’espère) mes « hanches en cœur » – comme s’évertue à me le rappeler une amie – et ma poitrine ! Je fréquente en très grande majorité des mecs. Je me sens libérée, j’ai l’impression d’être l’un d’entre eux. D’être déclassée de la catégorie « meufs ». On me dit que je suis un « bonhomme », que je suis pas une vraie meuf, et je prends ça comme un compliment. Je deviens plus misogyne que mes potes mecs, je dénigre toutes les meufs, surtout les plus féminines, et ne noue presque aucune relation amicale avec elles. Je mets tous ces efforts en place pour être sûre d’être clairement dissociée d’elles. Et puis, en soirée, mes potes commencent à me faire des avances. J’apprends que mon meilleur ami, avec qui je partage tout, y compris mon lit, est amoureux de moi. Que sa copine me hait. Mon genre me rattrape. Ma tentative d’entretenir un monde dans lequel je me soustrais de ces logiques de séduction est un échec. Ça salit tout. Quand un mec me porte un intérêt amoureux et ou sexuel, je me sens désappropriée de l’image que je renvoie. On me romantise et on me sexualise malgré moi. Parce que je reste une meuf, même habillée en « sac à patate ». D’ailleurs, à la fac, ma tenue ne devient plus vraiment tolérable pour mes potes. Pendant les fameuses soirées étudiantes, les meufs me disent que c’est dommage que je cache mes formes féminines, les mecs me disent que je suis habillée en sac. Mais ils trouvent encore le moyen de me parler de mes « gros boobs ». Pourtant j’essaie de les comprimer, de mettre des brassières de sport plutôt que des soutifs… Mais rien n’y fait. Pendant cette période, je ne suis pas politisée et pourtant j’ai la rage, seule dans mon coin. Je suis isolée, je me sens vide, je m’ennuie. C’est ainsi que je m’inscris sur un site de rencontre hétéro, et j’enchaîne les plans culs. Je pars en voyage, je fais pareil. J’accumule, je compte, je fais une liste. Je ne sais pas ce que je cherche, mais je ne le trouve pas. Je me sens maltraitée, sale, mais accro. Accro à l’idée qu’autant de mecs veuillent me baiser. Mais je ne découvre rien. Je n’ai pas plus confiance en moi, je ne me sens pas aimée… Juste l’impression d’être un vide-couilles qui vit et revit toujours la même scène de cul : prévisible, ennuyeuse voire douloureuse… dépossédée de mon corps à chaque fois.
Rencontre avec le féminisme
Quelques années plus tard, un collectif d’étudiantes féministes fait son assemblée générale de rentrée dans ma fac. Déjà, avec la sociologie, je commençais à ouvrir les yeux sur la répartition des rôles sociaux entre les mecs et les meufs, et ça m’entêtait. De fil en aiguille, je rencontre des gens, d’abord des meufs féministes. C’est irrésistible… Jusqu’à ce que je lise nos tracts, nos tracts qui s’adressent aux femmes, aux meufs. Et je me dis que je n’en fais pas partie. À ce stade-là, ma réflexion ne va pas plus loin. Juste : est-ce que moi, je suis une femme ? Ça me paraissait bizarre, mais je m’imaginais que ça paraissait bizarre à toutes les meufs. Qu’un mot tel que « femme » ne peut parler à personne. Qu’il me renvoie à LA femme des magazines, des films. La mère aimante ou la mannequin avec son rouge à lèvres rouge.
Je lis beaucoup : des choses sur l’amour, le couple hétéro, les rôles des meufs : des faire-valoir, des mamans, des jouets sexuels, des psys… Dans ces lectures, un truc m’a choquée, je ne sais plus qui était l’auteur, mais dedans ça disait : les meufs sont éduquées à voir leur bonheur et leur aboutissement dans leur copain/mari. Et avec tous les soins qu’elles leur apportent, elles leur donnent la force, à eux, de briller, d’exceller dans des domaines où la plupart d’entre elles n’osent même pas s’aventurer, se donner une chance. Qu’elles vivent par procuration la réussite de leurs mecs. Ça a été un déclic. J’ai capté à ce moment que je baisais ou fantasmais sur les mecs que je voulais être. Que c’était pas tant relationner avec eux ce que je souhaitais, mais – comme je l’avais un jour dit à une psy – aspirer leurs qualités, leurs compétences, comme un vampire. Sauf que ça ne marche pas.
Bon, les réflexions féministes m’ont permis d’avancer, c’est sûr. Mais des fois elles m’ont aussi ralenti. C’est à cause d’un certain féminisme, le féminisme des Femmes… mais aussi de certaines philosophies à la con, du genre : le premier pas c’est de s’accepter tel qu’on est… que j’ai fait fausse route assez longtemps. Le féminisme des Fâââmmes, il se reconnaît avec des messages tels que : « On est des femmes, on doit en être fière »… Notre « intimité » est tellement super, on aimerait (voire on le fait) chanter une ode à notre clitoris et notre vagin. Limite dans l’exaltation religieuse que dieu ait pu créer des choses aussi parfaites et uniques entre nos cuisses. Dans une société qui hait et nie le corps des femmes, leur sexualité… bien sûr, je comprenais la nécessité politique de valoriser ces choses pour contrer les discours dominants. Mais, être entourée de meufs extatiques parlant, montrant, dessinant des clitos, se sentant (ré)unies par leurs parties génitales… a surtout fait que je me suis sentie anormale, coincée. Car ces moments chelous me donnaient encore davantage envie de réduire à néant tous ces organes à l’intérieur de moi. De détester qu’ils existent. De ne pas supporter l’idée de mettre un doigt dans mon vagin, que la seule chose que je tolérais qu’on y mette était un pénis, et que je ne voulais pas m’y intéresser plus. De vouloir extraire au couteau ces seins et ces hanches.
J’étais persuadée que si je n’aimais pas mon corps, ma poitrine… c’était parce que j’avais trop de sexisme intériorisé. Et que si je continuais à faire de la déconstruction autour des normes de corps, la grossophobie, l’injonction à la beauté… je finirais par m’accepter comme je suis, au lieu de vouloir changer (à l’époque je pensais surtout qu’il fallait que je maigrisse, et qu’avec ça je perdrais aussi en poitrine). Ce parcours m’a clairement aidé à devenir plus critique sur les standards de beauté, à moins juger les autres… Mais ne m’a pas vraiment aidé moi. J’ai galéré encore pas mal de temps dans des histoires d’amour hétéro dans lesquelles j’étais l’ombre de moi-même, à fantasmer sur ce que font et sont mes petits copains, à vivre une libido qui disparaît sans prévenir et à ne pas comprendre pourquoi (sur le coup). À essayer de comprendre comment je pourrais me réapproprier ma sexualité, à réfléchir à comment enfin baiser quelqu’un et ne pas juste continuellement me faire baiser, et m’ennuyer… à refuser qu’un partenaire sexuel me caresse les seins/tétons parce que, pour moi, c’était trop lié avec l’image de comment on baise une meuf.
Et puis j’ai rencontré des personnes trans. Des mecs trans, des personnes « non binaires » ou des gouines qui mettent des binders. Ça, ça a été un sacré truc. De capter que j’étais pas la seule personne à vouloir faire disparaître ces seins. À me trouver presque pas dégueu quand je me regarde de la tête jusqu’au-dessus de mes seins. Et en même temps, ça a accéléré le mal-être. Pendant une période, toutes les nuits dans mon lit je pensais à ma poitrine, à ces deux mamelles dégueulasses qui pendent de mon torse et qui me rendent informe. Qui me renvoient à la mère, à la femme qu’on trait, qu’on se fait en branlette espagnole… à l’été qui vient, qui rendrait impossible de porter de larges pulls sans soutif pour aplanir tout ça. Étouffement, angoisse, cœur qui s’accélère, insomnies…
… Et si je me les faisais enlever ?
Dès que j’ai pu formuler cette question, j’ai foncé sur des forums trans ftm (female to male) et je me suis renseigné. Soulagé. Un espèce d’immense poids qui s’envole. Un jour, ils ne seront plus là, il n’y aura plus rien.
Début de ma transition
En plus de ce début de prise de conscience, une discussion avec un.e ami.e a été décisive pour moi. J’ai commencé à me confier en étant très mal, en présentant tout ça sous l’angle de la souffrance. Et il m’a demandé si des trucs me faisaient envie (j’en parle juste après), m’a conseillé des sites internet recensant des médecins généralistes, chirurgiens, psy qui sont familiers aux problématiques trans. Il m’a donné des outils. J’ai commencé à me sentir en prise avec tout ça, plus comme une victime mais comme un auteur. Et elle m’a dit que c’était super. Super que j’en vienne à ce point dans mon cheminement de pensée, que l’aventure commence, qu’il pourrait m’accompagner. Dans ma tête s’est amorcé un passage de la terminologie de la souffrance à celle du projet, du fantasme, de la joie. Qui peut rêver d’une meilleure conversation ?
Au début de mes recherches, je me suis surtout focalisé sur mes seins.
Et ensuite, en me penchant sur tout ce qui concernait la mastectomie
(l’opération pour les enlever) sur internet, je suis tombé sur des trucs
autour de la prise de testostérone et de ses effets : poils, changement
de répartition des graisses, endurance à l’effort physique, muscles,
muscles, MUSCLES… ça a commencé à me griser. J’ai maté plein de photos,
de vidéos de mecs trans qui rendent compte de l’évolution de la
morphologie sous testo, et j’ai trouvé ça génial. Les biceps, les abdos,
les hanches qui fondent… ça m’a tellement donné envie. Par contre, les
poils me faisaient peur. J’avais vraiment pas envie de me transformer en
Chewbacca. Je me voyais plutôt comme un personnage typique des mangas,
imberbe.
L’idée de voir se redessiner mon corps dans de telles proportions m’a
attiré terriblement. J’allais pouvoir devenir les mecs avec lesquels je
baisais. Enfin une porte de sortie.
J’ai hésité un peu avant de faire mon coming out. Je ne savais pas par quoi commencer. Était-il plus judicieux de demander à mon entourage de me genrer au masculin et de changer de prénom ? Devrais-je attendre que des changement physiques, au moins vestimentaires, aient été amorcés ? Est-ce que j’allais pas saouler tout le monde avec ça ? Est-ce que j’allais me dire TRANS ? J’avais encore plein de représentations érodées et victimaires des personnes trans (celles que nous renvoient les médias par exemple), par conséquent je ne me considérais pas comme légitime à revêtir cette identité. Je n’avais pas assez souffert pour. J’ai opté pour que quelques ami.e.s me genrent en « il » quand nous n’étions que deux, pour essayer. J’ai réfléchi à mon nouveau prénom. Peu de temps après, comme le déclic était fait, que l’on continue à me genrer en « elle » me paraissait inadéquat. Je fais mon coming out officiel pendant un tour de « prénoms/pronoms » lors d’un atelier féministe. Je demande à des cohabitant.e.s (je vis en collectif) de faire tourner le mot, et très rapidement, des gens que je n’ai pas croisés opèrent les changements dans leur manière de s’adresser à moi. C’est assez confortable.
Dans la même période, j’ai rendez-vous avec un psychiatre à Paris. Pour
la première fois. Mon but, c’est d’obtenir dès la première rencontre un
certificat pour commencer les hormones. Le psy doit reconnaître que je
présente UNE DYSPHORIE DE GENRE ou un truc qui dit que je suis malade,
finalement. Ça a été le pire rendez-vous médical de ma vie. Être à Paris
m’étouffe, mon binder écrase mon énorme poitrine, me fait mal au dos. Je
transpire beaucoup, j’ai peur d’être en retard… Le matin-même je me suis
pris ma première réflexion transphobe dans la rue. Je me sens déraciné,
fragile, informe. Je tire toutes les minutes sur mes vêtements.
J’arrive dans un quartier ultra friqué, entre dans le bâtiment. Direct,
la violence de classe. Tout est tellement luxueux, le sol est en marbre.
Avec un pote, on n’ose à peine marcher sur le tapis rouge qui le
recouvre et continue dans l’escalier. Ce dernier craque, comme s’il ne
craquait que pour nous, pour signifier que notre entrée fait fracas,
qu’elle est une intrusion dans ce monde. Qu’on n’y a pas notre place. Le
psychiatre m’accueille dans une pièce pleine de tableaux, de diplômes,
de livres. On s’assoit. Il me regarde et ne dit rien. Il attend
visiblement quelque chose. Comme je ne parle pas, il me dit qu’il veut
que je lui explique pourquoi je suis là. Je lui dis. Je lui mens et en
même temps je me fous à poil. Comme partagé entre l’idée que je suis là
pour un certificat et que je ne dois pas la vérité à ce type, et celle
qui veut secrètement que je sois reconnu par lui et son expertise. Il me
pose des questions sur ma sexualité, sur mon enfance, sur mon rapport à
mon corps… En prenant des notes derrière son ordi, il se permet même de
commenter mes paroles d’un : « intéressant… ». Comme si je n’étais qu’un
sujet de labo qui vient enrichir ses théories sur les trans. Il me pose
des questions floues, je ne comprends pas comment il veut que j’aborde
des grands thèmes qu’il me jette à la figure… Vient la fin de
l’entretien. Il me dit qu’il va falloir revenir. Pas de certificat. Je
craque. Je sais que plein de parcours médicaux de personnes trans sont
beaucoup plus laborieux et longs. Mais là, j’ai pas la force. Je lui
demande pourquoi, il me parle d’éthique de son métier, qu’il veut être
sûr, et qu’il pense que je dois réfléchir à ce qu’on s’est dit lors de
cette séance. Qu’il pense pouvoir m’aider et me conseiller.
J’AI PAS BESOIN DE TOI POUR COMPRENDRE, ESPÈCE DE CONNARD. Tu veux
m’aider et me comprendre ? Toi que je ne connais pas, avec qui je n’ai
aucune réalité commune ? Toi, un mec cis (pas trans) de 50 ans, un sale
bourgeois dans son bureau écrasant… qu’est-ce que tu peux bien
m’apporter ? Bon, sur le coup je n’ai pas dit ça. J’ai pleuré, il a
gagné. J’ai essayé de m’en empêcher, mais j’ai pleuré face à ce connard
et à tout son pouvoir. J’ai balbutié des phrases mouillées, suppliantes.
Et je suis sorti me réfugier dans les bras de mon ami. Effondré.
Peu de temps après, un rendez-vous avec mon médecin généraliste (que je n’avais vu qu’une fois auparavant) a été presque aussi brillant. Voulant anticiper les tests que me demanderait l’endocrinologue pour la prescription de testostérone, je lui demande de me faire des ordonnances. Elle croit que c’est destiné à déceler dans mon sang, ou par échographie pelvienne que je suis trans. Je ne comprends pas. Quand elle me demande pourquoi je veux la mastectomie même si je n’ai même pas de certitudes sur les résultats de ces tests, je comprends qu’elle confond les trans et les intersexes. Malgré son ignorance évidente, cette médecin n’a pas le bon goût de fermer sa gueule. Dans son incompétence elle me demande quand même si j’ai bien réfléchi à tout ça, me dit que le chirurgien va m’esquinter avec ce qu’il allait m’enlever… Est-ce qu’elle croit que je m’étais levé le matin-même avec la lubie de passer sur le billard ? Est-ce qu’elle a dit « esquinter » parce qu’après je ne pourrai plus allaiter et accomplir mon destin de mère ?
Des trucs qui m’ont aidé pendant ma transition : - aller sur le site ftm-transsexuel.info (pour trouver des listes et des retours sur des chirurgiens, des endocrinologues et autres personnels médicaux) ; - regarder des vidéos de youtubeurs trans (pour avoir une idée des changements sous testostérone, des conseils autour de la mastectomie, du passing) ; - discuter avec d’autres personnes trans (sur les stratégies possibles face aux médecins ou aux administrations, sur les questionnements autour mon orientation sexuelle, sur des changements qui m’inquiétaient, sur nos passés…) ; - trouver des brochures plus “mainstream” sur des sites de centres LGBT destinées aux proches de personnes qui transitionnent ; - me faire accompagner par des ami-e-s pour certains rdv…m’
Besoin d’autodéfense
Tous les ateliers d’auto-défense et les brochures que j’ai lues ne me servent à rien dans mon quotidien de personne trans. Tous les jours, dans la rue, avec mes ami.e.s… je vis de la transphobie… et je ferme ma gueule. On m’appelle madame à la pharmacie, je souris. Je m’excuserais presque d’être là ! Des ami.e.s me mégenrent à plusieurs reprises sans s’en rendre compte, je fais comme si rien ne s’était passé. Alors qu’en vrai, pour moi, les ami.e.s qui me mégenrent, c’est presque un des trucs les plus durs. Parce que ce n’est pas comme la caissière que tu ne voies qu’une fois dans ta vie. Non, eux, ils sont là tout le temps, ils suivent ta transition, ils constatent les changements. Même si je sais que le fait qu’ielles ont été habitué.e.s à me genrer en « elle » joue en leur défaveur, qu’ielles me mégenrent après des mois de transition, après même qu’on ne me mégenre presque plus dans la rue, ça acte que je ne « passe » pas. Je le vis comme une baffe, un rappel à l’ordre. Mais bon, je m’en remettrai.
Des fois, je me demande ce qui fait switcher les gens et que du jour au lendemain, on ne me genre quasiment qu’au masculin. En vrai, j’ai pas tant changé ! Un jour j’ai mon binder et on m’appelle madame, un autre jour je suis en débardeur avec mes seins en liberté et on m’appelle monsieur… Dans ces moments, au lieu d’être content, je ressens une pression, de la gêne. J’essaie de masquer mes seins tant bien que mal, pour rentrer dans les attentes de mon interlocuteur, pour ne pas le troubler, qu’il ne découvre pas qu’il « se trompe ». Pour le protéger. Lui. Encore une envie de m’excuser d’exister. Dans ces moments-là, je me sens comme une merde. Toute ma grande gueule a disparu !
Des fois, je fais du stop ou du covoit. Je capte que les mecs me prennent pour « un des leurs », parce qu’ils me disent des trucs dégueulasses sur les meufs ou des trucs sur les trans, qu’il faut pas se faire avoir par certaines putes qui sont des « fausses », ou font un peu des évidences du genre : « alala tu sais ce que c’est, tu sors avec une meuf et les emmerdes commencent ». Et ben je ne dis rien. Je m’écrase comme une merde. Okay, des fois y a des questions de survie en jeu. Mais des fois, je ne me voile pas la face, je suis faible. Faible et pas préparé.
Et puis, d’autres fois, tu fais un peu trop confiance à tes amies cis. Elles te conseillent de pas aller trop vite dans tes décisions, que ça fait déjà beaucoup pour toi comme changements… trop rapide pour moi… ou pour elles ? Elles projettent leurs peurs sur toi. Ou elles te prennent pour un laboratoire du genre. Te disent que t’es pas obligé de devenir un mec, mais te conseillent plutôt de prendre exemple sur quelqu’un, un queer ou non-binaire quelconque qui est bien plus subversif car il jongle entre les codes de genre. Quand ça vient d’un médecin ou d’un autre ennemi, c’est facile de mettre de la distance. Quand c’est des potes en qui t’as confiance, moi ça me retourne le cerveau. Est-ce que je suis binaire ? Est-ce que je pourrais pas mieux naviguer entre les genres ? Ça m’a amené à plein d’autres questionnements…
Transphobie intégrée
Avec ma culture de féministe… devenir un mec ça a pas été cognitivement simple. Finalement, c’est pas un peu rendre les armes, s’avouer vaincu ? Après tant d’années à revendiquer comme importantes des valeurs prêtées au genre féminin, se surprendre à rêver de virilité, à performer le genre masculin… ça rend un peu fou. Ça rend un peu fou en partie parce que transitionner c’est pas un processus bien défini. Moi je sais pas ce qu’il « faut » changer ou pas, ce que j’ai envie de changer ou pas dans mon comportement. Au début de ma transition, j’étais obsédé par ma transformation physique. Mais maintenant, je me rends compte que si je « passe » comme mec auprès d’un inconnu, il m’arrive souvent qu’après quelques heures de discussion on se mette à me genrer au féminin. Je m’interroge sur ce qui m’a trahi. Est-ce que j’ai trop croisé les jambes ? Est-ce que j’ai utilisé ma petite voix de gentil au lieu de forcer sur mes nouveaux tons graves ? Est-ce que j’ai trop parlé de féminisme ? Le physique ne me suffit pas, du moins pour l’instant. Alors je mate les mecs dans le tram, j’imite leurs postures. J’essaie de réduire l’expressivité de mes traits et de rendre ma voie plus monotone, dans certaines circonstances. Est-ce que je veux vraiment ça ? Je ne sais pas. À ce stade de ma transition, j’ai l’impression de devoir être tout l’un ou tout l’autre.
Dans ces moments d’aveux, j’ai une pensée pour quelques-un.e.s de mes
potes queer, trans ou non-binaires. Certains disent qu’encourager la
binarité des genres c’est mal, et c’est ce que tu fais en transitionnant
vers un genre « défini » (vraiment ?). Qu’il faut habituer les gens à
voir d’autres gens qui rentrent pas dans des catégories évidentes, qu’il
faut exploser le genre en le multipliant à l’infini, que c’est une
perspective révolutionnaire. À côté, c’est sûr, mon discours sonne un
peu intégrationniste. Je sais pas quoi faire avec ça. Y a des trans qui
défendent fort un truc de se visibiliser comme trans. Qu’il faut se
distinguer d’un mec cis, la catégorie de l’oppresseur. Bon, t’auras
remarqué qu’en ce moment j’en suis plus à la course du passing qu’à la
révolution du genre. J’ai peut-être tort, j’en sais rien. Ou peut-être
que dans une société qui cale ton genre sur ton sexe assigné à la
naissance, changer de genre c’est déjà une transgression… Ça dépend des
perspectives politiques j’imagine. Ce que je remarque, c’est que ça me
fait me sentir bien de concevoir que pendant ce processus, j’aurai enfin
trouvé une place dans les interactions et dans mon corps. Que pendant
tout mon vécu de meuf cis hétéra, ça a pas été le cas, qu’au début de ma
transition ça ne l’est pas non plus. Oui, un truc confortable me fait
envie, un peu de repos, que je puisse m’attaquer à autre chose que le
genre ! Bon, je dis ça, mais en vrai… Je sens bien que ça va prendre des
années, voire que ça n’arrivera jamais, avant que je me considère comme
un mec. Je me reconnais pas du tout derrière les « Monsieur » que l’on
peut m’adresser dans l’espace public. Pas plus qu’avec les « Madame » !
À l’ « intérieur », je serai jamais un « mec » ! J’ai un autre vécu qui
est trop prégnant, et ce n’est pas celui d’un mec cis. J’aurais jamais
un comportement de mec cis, je porte autre chose.
Je cerne bien que la première chose qu’on voit souvent chez une
personne, c’est son apparence physique. Ça explique peut-être que des
personnes « radicales » (qui veulent prendre le problème à la racine)
donnent autant d’importance à jouer sur les vêtements, les gestes, les
poils, pour flouter la grille de lecture… Mais à mon avis, la mise à mal
du genre peut se trouver ailleurs, elle le doit. Elle doit se trouver
dans sa destruction, parce que, comme les genres masculin et féminin
sont hiérarchisés, je ne pense pas que c’est en multipliant les
intermédiaires qu’on arrêtera l’oppression de l’un sur l’autre.
Je me présente au monde comme un Monsieur, comme quelque chose de plus
lisible pour les gens, mais c’est davantage pour eux que pour moi.
Je me pose aussi des questions sur mon gain de privilèges. Parce que oui
c’est sûr, je suis un mec trans, je vis de la transphobie, donc je ne
gagne pas sur tous les tableaux. Mais à un moment, des gens que je
rencontrerai me prendront pour un mec cis. M’écouteront sans doute plus
que les meufs autour de moi avec ma grosse voix et mon genre masculin.
Je ne suis déjà plus un objet sexuel dans la rue. Je n’ai plus peur
qu’un relou vienne s’asseoir à côté de moi et m’harcèle dans le métro.
J’ai moins le devoir de faire mes preuves en mécanique ou en sport…
Et si c’est pas ça être masculin, c’est quoi en fait ? Performer la
masculinité, c’est pas juste exercer de la domination, finalement ? Rien
n’est naturellement masculin. Comme la société est divisée en deux : les
hommes et les femmes, que cette division est faite pour légitimer
l’oppression d’une catégorie (les hommes) sur l’autre (les femmes) :
c’est quoi être masculin si c’est pas être dominant ? Être considéré
comme supérieur au féminin ?
Mais, si le genre est un rapport social, un rapport d’exploitation et de domination… à quoi je joue ?
Je ne sais pas trop. Tout ce que je peux dire, c’est que je me sens mieux. Que je ne veux pas culpabiliser d’avoir échoué à déjouer le patriarcat à moi tout seul. Que transitionner est ma stratégie de survie. Et de révolte. Que je me promets de devenir un allié féministe, de noyauter les espaces de complicité masculine, de parler trop de meufs, de lutte de meufs, de trans, de casser des évidences.
Et concrètement, rien que le fait que je sois là, ça fait exister un truc. Les crétins de mecs avec qui j’ai baisé se demandent s’ils sont pas pédés, mes potes voient que ça arrive pas qu’aux autres…
Moments de doute
Franchement, y a plein de moments où je me demande si je ne vais pas trop loin avec ce truc de transition. J’ai peur de plusieurs trucs. J’ai peur de perdre tous mes potes mec cis hétéros. Bon pas tous, mais j’ai bien conscience que comme meuf cis, j’obtiens des faveurs, de la sympathie. Oui, je m’interroge sur ma perte du privilège cis, tu trouves ça peut-être dégueu. En fait, je suis réaliste et je sais que ça va arriver, que certains liens vont disparaître. Dans le fond, je peux me dire que c’est tant mieux, que ça fera un tri dans mes relations. En réalité, j’ai peur que les pertes soient plus importantes que celles auxquelles je m’attends.
J’imagine que mon entrée dans l’identité trans ressemble un peu à un
vécu de gouine visibilisée. Du moins quand on est majoritairement
entouré de personnes hétéro. D’un coup, tu ne fais plus partie du truc.
T’as plus vraiment de place dans les interactions sociales normales. Et
clairement, ça trouble les gens. Ça m’a troublé. C’est quoi ma place
dans tout ça ?
Un soir, je suis invité à manger chez des ami.e.s. Mes convives sont un
couple hétéro, et les deux autres en passe de le devenir. J’ai
l’impression d’être spectateur de ce moment, de capter à quel point
cis-hétéroland c’est une mécanique huilée, « facile ». Toutes les
paroles, toutes les réactions sont attendues. À leur place. Je connais
ces codes, je les ai joués. C’est dans ce type de moment que je me dis
que je me complique la vie. Qu’il est pas trop tard, que je peux revenir
en arrière.
Bon, ces moments-là sont de plus en plus rares pour moi aujourd’hui. Automatiquement je me fais la liste mentale des pour et des contre, y a pas vraiment de doute. Je continue.
Bref, être trans ça a été des batailles, ça le sera encore.
Cela dit, ça fait presque 7 mois que je suis sous testostérone. Je le
ressens un peu comme si j’étais un monstre ou un super héros. Ça dépend
des fois. Quelqu’un qui prend une potion magique et qui a la chance
d’expérimenter une deuxième puberté, des bouleversements intellectuels,
émotionnels, sexuels… J’aime chaque poil qui s’épaissit sur mon corps,
qui m’éloigne de la féminisation. J’aime que mes potes me disent qu’ils
ne reconnaissent plus ma voix au téléphone. J’aime mes muscles qui
s’affirment. Le sport a une place très importante dans ma vie, et c’est
sûr qu’il accélère les changements de ma carrure. Je réalise d’ailleurs
avec le recul que commencer à faire des arts martiaux m’a doucement
amené vers ce déclic de la transition. Grâce à eux, j’ai senti pour la
première fois que je me réappropriais mon corps, qu’il pouvait devenir
une arme potentielle ou tout simplement un ami, un complice. Pas un
obstacle ou un boulet. Un corps qui m’appartient.
Mais attention. Je ne suis pas en train de sous-entendre que j’ai toujours été un garçon « à l’intérieur », que j’aime enfin mon corps parce qu’il me correspond. Non. Ma transition est politique. Elle n’aurait jamais eu de sens dans un monde où le sexisme et l’hétérosociabilité ne sont pas la norme. Où le genre est une des grilles de lecture principales des interactions sociales. Mon rapport de dépossession et de honte à mon corps a été forgé par cette société. Par ce système qui sexualise les meufs dès la puberté, qui les enjoint à être baisables et baisées. À ne rien contrôler. À attendre d’être flattées, séduites, tripotées, pénétrées. À être réduites à leur corps malgré tous leurs efforts pour être autre chose. En transitionnant, je me soustrais une fois pour toutes à cette séduction manifeste ou latente de merde qui existe dans mes rapports avec des mecs cis hétéros. Je ne serai plus baisable à leurs yeux. Je n’existerai plus à travers un modèle masculin que j’admire. Je ne subirai plus.
Je trace ma propre route.
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