Christophe Gentaz

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l'homophobie masculine - preservatif psychique de la virilité


Christophe Gentaz - l'homophobie masculine - preservatif psychique de la virilité

« La virilité reste structurée dans ses deux modèles dominants, celui du "chef de famille" et celui du séducteur. Seules les structures superficielles de la virilité ont été ébranlées. Les deux moules n’offrent que très peu d’alternative aux hommes qui voudraient vivre de nouvelles relations sociales avec leurs pairs ou avec l’autre sexe ; les hommes restent prisonniers de leur propre aliénation. [...] Ainsi la virilité, par l’intermédiaire de son appareil répressif, l’homophobie, doit assurer une protection imaginaire et physique des différentes enveloppes psychiques structurant la virilité. L’homophobie, de par sa fonction socio-psychique "préserve", telle une capote, les hétérosexuels de "la féminité" en empêchant toute forme d’intrusion masculine extérieure. Nous pourrions alors postuler que l’homophobie est constitutive de la psychogenèse de tout individu masculin. » Christophe Gentaz est psychologue clinicien en milieu scolaire et socio-anthropologue.

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Christophe Gentaz — l'homophobie masculine - preservatif psychique de la virilité

Temps de lecture : ~ 58 minutes

Texte de **Christophe Gentaz, **publié dans l’ouvrage collectif *La Peur de l’autre en soi, du sexisme à l’homophobie *(VLB Éditions, Montréal, 1994).

**Disponible sur *infokiosques.net *

"Personne ne t’interdit d’aller voir les femmes vénales et d’acheter ce qui se vend publiquement. L’important, c’est de ne pas pénétrer dans le camp fermé d’un autre ; aime qui tu veux, à partir du moment où tu ne touches pas la femme mariée, à celle qui l’a été, à la vierge, à l’adolescent et à l’enfant libre."

PLAUTE, Le charançon, verset 33/38

Introduction

Le mot homophobie n’existe pas, ou pas encore, dans nos dictionnaires français. Cependant, nous avons d’emblée une idée au moins approximative de ce dont il s’agit : un ensemble de préjugés, attitudes, jugements de valeur et comportements qui s’exercent, sur le mode négatif, à l’encontre des personnes homosexuelles. Cette définition de départ réfère cependant plus à une notion de sens commun qu’à un concept construit de manière scientifiquement rigoureuse. Ce texte voudrait contribuer à une telle construction.

Dans un premier temps, nous rappellerons que s’il est possible en 1994 de parler d’homophobie, c’est au terme d’un certain nombre d’étapes historiques importantes ; il faut en premier lieu pouvoir parler de sexualité, puis que l’homosexualité devienne pensable dans ce cadre, préliminaires dont nous aurons à montrer que malgré leur scientificité proclamée, ils véhiculent toute une dimension de jugement moral : la neutralité des descriptions s’estompe devant le caractère normatif des discours. Sur cette toile de fond survient vers les années 1960-70 une espèce de renversement, issu du mouvement social, qui dénonce la pathologisation de l’homosexualité et souligne l’urgence d’aborder le “problème” en sens inverse : à partir des discriminations et oppressions homophobes. Le mouvement gay qui naît ainsi constitue un facteur puissant de remise en cause des normes sociales de genre. Il n’est pas le seul : le féminisme au sens large participera pour une part essentielle à cette entreprise de déconstruction.

Ainsi, les multiples évolutions des rapports sociaux de sexes et des discours sur les hommes et sur les femmes, nous autorisent ici et maintenant à déconstruire les normes masculines qui aliènent encore beaucoup d’hommes. Cette aliénation générique, qui structure les rapports intra-genre d’une façon particulière et encore trop stéréotypée, nous voudrions montrer qu’elle est en étroite connexion avec l’homophobie : dans nos sociétés modernes, l’identité masculine se structure grâce à l’homophobie et par elle, opérant ainsi comme une forme de protection, d’enveloppe psychique de la virilité traditionnelle.
L’approche ici retenue sera double. En effet, l’analyse la plus sommaire de l’homophobie révèle qu’elle peut s’envisager du double point de vue individuel et collectif. Pour le premier volet, le référentiel de la psychologie et de la psychanalyse semble indiqué, ce à quoi nous convie du reste l’étymologie probable du mot homophobie : un bref rappel des théories actuelles sur les phobies, sur la question du rapport au même, dans le sens freudien d’une inquiétante étrangeté, et sur la genèse de l’identité sexuelle nous permettront de mieux critiquer les points de vue essentialistes dans une perspective “constructionniste” de la sexualité.

Pour le second volet, plus sociologique, une description précise de la sexualité masculine et du rapport des hommes à leur propre corps nous servira de référence pour décrypter en quoi l’homophobie enferme l’ensemble des hommes homo ou hétéro-sexuels dans une masculinité réduite, fortement stéréotypée. Dans ce cadre, nous essayerons de voir en quoi chez l’homme la peur de la pénétration sexuelle (anale et dans une moindre mesure orale), corporelle et/ou psychique structure l’identité masculine dans des frontières de genres rigides, à travers l’analyse *thématique *de dix-neuf entretiens d’hommes en majorité hétérosexuels.

Il est parfaitement clair que la double approche psychogénétique et sociologique retenue ici laisse intacte une question cruciale, qui dépasse largement l’homophobie : la structuration psychologique des individus et l’ensemble des significations, valeurs, croyances propres à la société où baignent ces individus ne peuvent pas être indépendants, totalement déconnectés. Mais à l’étude précise des relations d’étayage et d’ancrage entre la strate individuelle et la strate sociétale, il nous faut ici renoncer pour l’instant, en notant que l’homophobie serait probablement une matière propice à une telle étude.

1. De la catégorisation de la sexualité à sa déconstruction

1.1 - La sexualité : une invention récente

S’il est évident que la sexualité, comme ensemble de phénomènes biologiques, a “toujours” existé (en tout cas bien avant l’apparition de l’espèce humaine), la pensée de la sexualité n’apparaît guère avant le XVIIe ou XVIIIe siècle. Michel Foucault l’a montré de façon magistrale, en soulignant à quel point c’est d’un redécoupage du monde qu’il s’agit. Il y faut ces ingrédients que sont l’apparition d’une biologie de la reproduction, d’une compréhension sans cesse plus affinée de la pathologie mentale, d’une volonté universelle de classement et d’organisation nosographique. Il y faut aussi une “sécularisation de l’éthique”, si par là nous entendons le glissement du lieu d’énonciation des normes, qui passe du religieux au scientifique. Auparavant, la segmentation était bien différente, et l’appareil de normalisation et canalisation de la sexualité articulé tout autrement :
“Dans la liste des péchés graves, séparés seulement par leur importance, figurait le stupre (relations hors mariage), l’adultère, le rapt, l’inceste spirituel ou charnel, mais aussi la sodomie, ou la " caresse " réciproque. Quant aux tribunaux, ils pouvaient condamner aussi l’homosexualité que l’infidélité. […] Dans l’ordre civil comme dans l’ordre religieux, ce qui était pris en compte, c’était un illégalisme d’ensemble.”

L’acte de naissance de la sexualité sera donc co-signé par les scientifiques, censés observer et décrire, et par l’idéologie de la société ambiante, dont ils sont les vecteurs. Pour Michel Foucault, la construction de catégories sexuelles, à travers le discours et le pouvoir biomédicaux, correspond à une volonté de régulation sociale. Le discours scientifique a modelé la conception moderne de la sexualité à partir des normes sexuelles établies au XIXe siècle.

“L’ensemble perversion-hérédité-dégénérescence a constitué le noyau solide des nouvelles technologies du sexe. Et qu’on n’imagine pas qu’il s’agissait là seulement d’une théorie médicale scientifiquement insuffisante et abusivement moralisatrice. Sa surface de dispersion a été large et son implantation profonde. La psychiatrie, mais la jurisprudence, la médecine légale, les instances du contrôle social, la surveillance des enfants dangereux ou en danger ont fonctionné longtemps “à la dégénérescence”, au système hérédité-perversion. Toute une pratique sociale, dont le racisme d’État fut la forme à la fois exagérée et cohérente, a donné à cette technologie du sexe une puissance redoutable et des effets lointains.”

La catégorisation “morale” qui s’est ainsi construite autour de la sexualité au XIXe siècle a fortement imprégné les différents sous-champs de la psychologie (psychanalyse, psychologie clinique, psychologie sociale, psychopathologie). Le puritanisme récurrent de notre société provient essentiellement des normes fixées par la bourgeoisie montante de l’époque dans sa volonté de contrôler et de canaliser toutes les formes de sexualité. La sexualité monogame et reproductrice est alors opposée à toutes les autres.

Même dans la psychanalyse, des tendances moralisatrices ont existé, y compris dans l’oeuvre de S. Freud. Nous devons cependant relativiser ces tendances moralisatrices. La psychanalyse est désormais multiple et n’intègre pas forcément toute la dimension biologique contenue dans l’oeuvre de S. Freud ; lui-même opérait une rupture dans l’air de son temps :
“On peut bien maintenant revenir sur ce qu’il pouvait y avoir de volonté normalisatrice chez Freud ; on peut bien aussi dénoncer le rôle joué depuis des années par l’institution psychanalytique ; dans cette grande famille des technologies du sexe qui remonte si loin dans l’histoire de l’Occident chrétien, et parmi celles qui ont entrepris, au XIXe siècle, la médicalisation du sexe, elle fut, jusqu’aux années 1940, celle qui s’est opposée rigoureusement aux effets politiques et institutionnels du système perversion-hérédité-dégéné-rescence.”

Certains individus ont quelque chose que d’autres n’ont pas (la présence ou l’absence de pénis) et il est affirmé de façon non discutable l’existence de différences essentielles entre les individus des deux sexes à partir de cette présence ou absence. Celles-ci sont la plupart du temps envisagées à trois niveaux : anatomo-physiologique, psychologique et social. Les trois niveaux n’ont jamais été appréhendés en même temps dans le champ de la psychanalyse. Les caractéristiques sexuelles spécifiques de chacun des sexes -dit-on- entraînent sur le plan psychologique et social des différences dans le comportement et, par conséquent, aussi dans les traits de caractère. Autrement dit, on considère que les différences de comportement sexuel des adultes résultent de l’élaboration psychique que fait l’individu des caractéristiques sexuelles inscrites biologiquement dans chaque sexe.

1.2 - L’homosexualité et sa pathologisation

Les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes ont toujours fait l’objet de discours. Jusqu’au XVIe siècle, les termes suivants étaient utilisés : sodomite, vaudois, hérite, ganymède, bougre, mignon, barbache, dorelot, pédéraste. Avant la révolution française, les termes ont évolué. On trouve alors : infâme, non-conformiste, antiphysique, giton, puériseur, rivette. Cette productivité lexicale se poursuit au XIXe siècle : sont alors intégrés au vocabulaire “spécialisé” des termes tels que troisième sexe, tante, emproseur, jésus, pédé, tapette, pédéro, inverti, homosexuel, philopède, uraniste, homophile. Nous pouvons très bien voir à travers cette liste que certains des mots utilisés au XIXe siècle persistent encore dans le vocabulaire de sens commun (lequel poursuivra au XXe son oeuvre créative : les derniers nés sont *gay *et homo). Par ailleurs, il est très significatif de noter au XIXe siècle l’apparition dans ce lexique de termes d’origine scientifique, véhiculant le paradigme du temps, qui était très biologisant. Cette biologisation des différences sexuelles, qui nous semble aujourd’hui abusive, a fait systématiquement de quiconque ayant un comportement sexuel différent, un immature, un incapable ou un anormal. De plus, si nos règles sociales qui organisent l’échange sexuel s’étayent sur des règles naturelles alors le comportement homosexuel est considéré comme antisocial.

Le terme homosexuel est apparu dans notre champ lexical à la fin du XIXe siècle. La création vers 1869 du terme homosexuel juxtapose un *homo *qui en raison de sa racine grecque signifie “le même” au *sexualis *des latins. L’homosexuel s’inscrit dès sa formation dans le registre de l’hétérogénéité étymologique. L’homosexuel, en tant que sa sexualité implique d’autres hommes, des personnes de son sexe, représente la figure du désadapté socialement, du déséquilibré, du maladroit ou du malade. La sanction logique de cet état de fait est soit la castration, soit l’isolation par l’internement. La première caractérisation du terme homosexuel renvoie à cette période historique où toutes les formes de sexualité hors du mariage étaient proscrites.

Le développement de la science à des fins normatives explique en bonne partie l’accent mis, dès la fin du siècle dernier, sur la détection, l’explication et le traitement des conduites et des personnes jugées anormales. La création et la médicalisation de l’homosexualité comme entité nosologique remontent presque au milieu du XIXe siècle, alors que la médecine ou la psychiatrie tendent à remplacer la religion et la législation dans la définition de la normalité. C’est en 1877, dans son ouvrage *Psychopatia sexualis *que le psychiatre Krafft-Ebing a essayé d’expliquer l’origine de l’homosexualité en tant que comportement sexuel pervers. Pour lui, l’homosexualité est l’expression d’une dégénérescence cérébrale (ou physique pour d’autres) ; les enfants sont des êtres sexuellement neutres et le comportement homosexuel signe un dérèglement du cortex cérébral qui peut être héréditaire et entraîner des troubles neuropathologiques. Considérant à priori l’homosexualité comme une inversion de l’instinct normal (voir à ce sujet l’article de l’allemand Westphal, 1870, sur les tendances sexuelles contraires), les théoriciens de l’époque et leurs héritiers voudront découvrir ce qui, dans l’anatomie ou l’histoire familiale du patient, a pu provoquer ce trouble ou cette anomalie.

Il ne faudrait surtout pas croire que ce réductionnisme biologisant soit une scorie de l’histoire, dépassée à l’heure actuelle. A l’époque contemporaine, nombre d’auteurs habillent encore de discours scientifiques ou prétendus tels des notions de sens commun, voire leurs propres préjugés. Dans le domaine des sciences dures, cela donnera les explications étiologiques de l’homosexualité, dans leurs innombrables variétés anatomiques, endocrinologiques, neurophysiologiques, génétiques. Dans celui des sciences humaines, nous pourrions citer ces exemples empruntés à un ouvrage traitant de “psychosociologie” :
“Les homosexuels sont très soigneux de leurs personnes. Ils sont propres, coquets, et les activités salissantes ne les attirent pas. Ils préfèrent le complet veston à la salopette, le stylo ou le ruban métrique à la scie à métaux. Ils aiment adopter sinon un style du moins un genre qui les pose vis-à-vis d’autrui. Même s’il est un raté scolaire, l’homosexuel aimera jouer à l’artiste ou à l’intellectuel.”
“Nous pensons que l’homosexualité est la faillite d’une socialisation harmonieuse qui traduit la faillite plus profonde de la personnalité qui s’exprime à travers elle. Nous croyons que le jeune homosexuel ne réalise pas pleinement cette insuffisance, mais qu’il la vivra pleinement en vieillissant, car il pourra mesurer avec plus d’acuité et de désespoir, sa solitude et son inutilité socio-familiale. Ce point de vue […] (justifie) à lui seul la préservation d’un tel destin au plus grand nombre de sujets possibles.”

En notant au passage que tous les stéréotypes de la féminité sont attribués aux homosexuels dans cet ouvrage “scientifique” censé expliquer l’homosexualité masculine, ce qui est d’ailleurs une des lois du genre (l’opération consiste à désigner les hommes qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes comme des non-hommes, ce qui les renvoie dans l’autre genre), nous voyons là une nouvelle fois qu’au-delà des descriptions, c’est bien d’une thérapeutique qu’il s’agit, comme outil de l’imposition de normes. L’homosexualité apparaît ici comme un danger pour l’ordre moral et social établi car elle déstabilise les frontières de genre, elle remet en cause la question de l’identité masculine et de l’identité féminine.

1.3 - La virilité, désormais questionnable ?

La psychologie récente nous offre peu d’ouvrages sur la sexualité masculine : à noter cependant le livre de Didier Dumas,*La sexualité masculine *, et quelques livres de psychopathologie traitant des déviations sexuelles… (Kraff-Ebing, Westphal)

En fait, la masculinité allant de soi dans notre société, peu de chercheurs se sont intéressés à cette question sinon en y faisant référence en tant que norme. Comparée aux voiles dont on enrubanne celle de la femme, la sexualité virile a été ainsi banalisée. Elle a été réduite à la crudité d’une fonction biologique : capacité ou non d’érection, attirance ou non devant les femmes. Si nous voulons trouver les traces des premières élaborations sur l’identité sexuelle nous devons faire un retour à Sigmund Freud dans son ouvrage *Trois essais sur la théorie sexuelle *qui traite de la tension sexuelle, source de l’excitation sexuelle chez l’espèce humaine. Cela suppose que notre sexualité serait “naturellement” axée vers la décharge d’une tension prétendument incontournable et qui ne peut se satisfaire que dans l’éjaculation, quel que soit l’objet sexuel en question. Le pénis n’est pas forcément le seul organe érogène du corps masculin ; la pointe du mamelon, l’anus et d’autres parties du corps peuvent être une grande source de jouissance. On a en effet démontré que ni l’érection ni l’éjaculation n’étaient strictement indispensables à la jouissance sexuelle des hommes et que la sexualité masculine vécue différemment peut même être pluriorgasmique. Il en découle des conséquences importantes pour un réexamen attentif des présupposés hétérosexuels dans la sexualité humaine. Dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud rattache les homosexuels (ainsi que ceux qui pratiquent la fellation) à la catégorie des pervers, c’est-à-dire hors des normes sexuelles en vigueur (début du XXe siècle). Selon lui, ils auraient renoncé à la différence et la complémentarité des sexes.

La théorie freudienne est insuffisante pour expliquer à elle-seule la construction psychique de la virilité, car elle attribue à la mère, puis au père, donc à des individus singuliers et non à l’ensemble d’une société, les facteurs déterminants dans l’imaginaire du garçon. Or nous savons grâce aux apports de l’anthropologie et à ceux de la théorie de Jacques Lacan, à travers la notion de phallus comme “*signifiant du désir”, *combien les rapports homosociaux et la place et le rôle du père structurent notre identité sexuelle. Pourtant dès 1914, les premières ruptures théoriques partielles apparaissaient. Sándor Ferenczi dans son article sur La nosologie de l’homosexualité masculine, fit le constat suivant :
“Il est en effet étonnant de voir à quel point se perdent chez les hommes d’aujourd’hui le don et la capacité de tendresse et d’amabilité réciproque. A leur place règnent ouvertement entre hommes la rudesse, l’opposition et la rivalité […] Une partie de l’homoérotisme reste librement flottante et réclame satisfaction, mais comme cela est impossible dans les relations régies par notre civilisation, cette quantité de libido doit subir un déplacement, se déplacer sur les relations affectives avec l’autre sexe […] Les hommes sont tous, sans exception, des hétérosexuels compulsifs : pour se détacher des autres hommes, ils deviennent les valets des femmes.”

Toutefois, dans ces brefs mais néanmoins intéressants propos, Sándor Ferenczi ne pourra s’empêcher de se dédouaner de tout prosélytisme envers l’homosexualité en affirmant : “Je trouve naturel et fondé dans l’organisation psychophysique des sexes que l’homme préfère de beaucoup la femme à son propre sexe.”

Les paradoxes de cet article sont éclairants pour comprendre les multiples positions théoriques simultanées et souvent contradictoires qui se sont élaborées depuis bientôt deux siècles sur l’homosexualité dans le champ de la psychologie et/ou de la psychanalyse. A ce jour la psychologie ne s’aventure plus dans une “nosologie de l’homosexualité” ; d’ailleurs le terme d’homosexualité n’apparaît plus dans le DSM3R depuis 1976. Un facteur puissant en ce sens aura été fourni par les études ethnologiques et anthropologiques.

Ces études ont en effet montré le caractère relatif de la masculinité, de la féminité et de la définition même de ce qui est sexuel ou ne l’est pas. Issues de la confrontation à d’autres sociétés et à d’autres formes de construction sociale du masculin et du féminin, ces avancées ont permis de mieux comprendre et définir les notions d’identité, d’orientation, de préférence et de rôles sexuels. L’identité sexuelle, souvent confondue avec l’orientation sexuelle, est la reconnaissance par l’individu et les autres de son appartenance au sexe masculin ou féminin. L’orientation sexuelle correspond à l’attrait érotique ressenti envers des personnes de l’un ou l’autre sexe. Les préférences sexuelles viennent caractériser et préciser l’orientation sexuelle en termes de choix de pratiques sexuelles et de partenaires, selon leurs caractéristiques physiques, psychologiques, ou relationnelles. Le rôle socio-sexuel ou le genre provient des stéréotypes culturels et des prescriptions et attentes sociales à propos de ce qui serait du domaine masculin et du domaine féminin. Notre “imaginaire social des sexualités” fonctionne selon les représentations sociales dominantes.

“Les pratiques sexuelles, orientations sexuelles, et identités sexuelles sont parfois beaucoup plus nuancées dans la réalité que ne le laisseraient supposer nos catégories contemporaines d’homosexualité, d’hétérosexualité et de bisexualité.”

Une confusion s’est pourtant faite parfois entre identité, pratique, et orientation sexuelle. Les anthropologues américains Ford et Beach ont montré que l’homosexualité était, comme désir et comportement, virtuellement universelle : ce qui varie, c’est la réaction qu’elle suscite dans les sociétés humaines, réaction qui va de la répression à l’encouragement en passant par divers degrés de tolérance. Shere Hite a su, par ses enquêtes, en redonnant la parole aux enquêtés eux-mêmes, confirmant les résultats de Kinsey sur l’homosexualité, montrer la diversité, la complexité et la variabilité de la sexualité humaine.

Il est clair que nous nous situons historiquement dans cette trajectoire, et que si aujourd’hui une entreprise de déconstruction des stéréotypes viriarcaux est envisageable avec l’homophobie comme porte d’entrée, c’est grâce à tous les travaux cités précédemment, qui ont ouvert la brèche, et rendu l’objet pensable.

2. Les phobies ou les peurs irrationnelles

Afin de déterminer si oui ou non l’homophobie peut s’assimiler à une phobie, il nous faut d’abord envisager les phobies : leur étiologie, leurs différentes formes, leur sens clinique.
Dans le langage de la psychologie clinique, les phobies correspondent à des peurs irrationnelles (phobos = peur) entraînant des comportements désadaptés socialement. Ces peurs créent soit le dégoût, soit la répulsion envers l’objet phobogène ; elles déclenchent souvent des réactions de fuite ou d’évitement. Ce sont des “réactions de peur excessive et inadaptée liées à des constellations de stimuli hautement spécifiques”.

Les phobies sont pourtant structurantes dans notre enfance, notamment à travers la vie relationnelle, la construction de notre identité en tant que sujet, et dans l’élaboration psychique de notre désir.
Souvent l’enfant a peur de façon non contrôlée et sans raison apparente, dès lors qu’il n’est plus en présence de personnes connues ou reconnues de son entourage immédiat.

Les phobies peuvent créer chez le sujet atteint, des attaques de panique, c’est-à-dire des crises d’angoisse, et des modifications physiologiques importantes (sueurs, chaleur, augmentation du rythme cardiaque, tremblements, vertiges, fourmillements dans les extrémités). L’ensemble de ces manifestations ou quelques-unes d’entre elles entraînent une sensation de gêne chez l’individu. Les phobies semblent mettre le moi en danger, en crise, comme si son enveloppe psychique allait être “déchirée” par un intrus. La personne phobique “structure” donc sa personnalité et l’adapte en fonction de sa phobie : elle tentera d’éviter toute rencontre, tout contact direct avec l’objet phobique.

Il existe plusieurs types reconnus de phobies :

- Les phobies simples correspondent principalement aux peurs d’animaux, d’objets, de bruits, de sang ou de blessures.

  • L’agoraphobie constitue à elle seule une catégorie. Elle correspond à la peur de certains espaces publics, et par extension à la peur de tout espace vide, de la foule, des lieux fermés, des transports en commun et des salles de spectacle.

- Les phobies sociales correspondent à une anticipation anxieuse et à l’évitement de certaines situations sociales ou de certains groupes sociaux (par exemple la peur de rougir en public : l’éreutophobie ou érythrophobie).

Dans le cadre de sa phobie, le sujet a deux possibilités : soit l’évitement de la situation anxiogène, soit l’agression visant à détruire l’objet en question (quoique cette conception agressive de réactions face à l’objet phobogène ne soit pas présente dans les manuels classiques de psychologie). Prenons l’image classique de “la ménagère” : face à une souris, la ménagère peut soit grimper sur un tabouret, soit prendre son balai et expulser hors de sa vue la petite bête pourtant inoffensive. Notre objet, l’homophobie, s’apparente à une forme de phobie sociale. On y retrouve aussi bien des réactions d’évitement ou de fuite (cf. les études sur la proximité physique admissible face à des personnes supposées homosexuelles) que des conduites agressives, dont l’agression des homosexuels par certaines bandes de “zonards” et de jeunes “skinheads” est un exemple. Toutes ces réactions permettent de se distinguer de ce qui fait désordre dans la masculinité traditionnelle : l’homosexualité (la distinction pouvant amener jusqu’au viol de l’autre).
Cette notion de distinction, d’affirmation d’une différence, est capitale. Freud note, dans son ouvrage sur l’inquiétante étrangeté, que le moi qui n’est jamais clairement délimité par le monde extérieur, projette hors de lui ce qui fait désordre pour en faire un double, un étranger, un personnage représentant ce qu’il éprouve en lui-même comme menaçant. Avec Julia Kristeva, nous dirons que “l’autre, c’est mon (propre) inconscient.

Ainsi la rencontre personnelle avec l’homosexuel ou l’homosexualité va-t-elle renvoyer tout individu de sexe masculin à cette inquiétante étrangeté, cette “variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier.” Elle va créer une situation angoissante, provoquer le retour d’un refoulé, en donnant à l’autre, le semblable différent, le nom d’étrange ou d’étranger à ses propres pratiques. Pourtant en raison de notre bisexualité psychique, notre propre homosexualité ne nous est en rien étrange. Si elle l’est, c’est en apparence, du fait de son refoulement. Sa reviviscence en présence de l’homosexualité, ou de ce qui lui est associé, entraîne des modifications dans notre appareil psychique et, par voie de conséquence, des réaménagements ou des conduites de type phobique : évitement, rejet, ou agression.

3. Évolution et diversité des acceptions autour du mot homophobie

Nous venons de voir que le terme phobie appartient au langage scientifique de la psychologie. Il est issu des premières recherches de Freud sur l’agoraphobie ou sur la claustrophobie. Dans ce type de définitions restrictives utilisées en psychologie, les termes comme xénophobie ou anglophobie ne sont pas mentionnés. Ils ne correspondent pas à la même référence sémantique, mais plutôt à la stigmatisation sous forme de haine ou d’aversion à l’encontre de certains groupes sociaux ou ethniques : le terme *phobie *s’est secondairement inscrit dans le champ du social pour désigner différentes formes de peurs conscientes ou inconscientes d’objet ou de personnes différentes. L’homophobie recouvre en fait les deux conceptions, psychologique et sociologique. Ces deux acceptions du terme phobie ne renvoient pas exactement à la même réalité sociale. Dans cet article, nous nous attachons surtout à saisir ce qui fait sens dans l’optique psychologique. La dimension sociologique est développée par ailleurs dans les autres chapitres de cet ouvrage collectif.

3.1 - L’apport des discours savants

Sándor Ferenczi utilisera au début de ce siècle le terme “homoérotisme refoulé” désignant par là le refus des hommes hétérosexuels de s’investir affectivement entre eux et reportant de façon exagérée cette affection sur les femmes. Dans le champ de la psychanalyse, c’est le seul écrit de l’époque connu sur ce sujet.

Le premier scientifique à avoir utilisé en 1972 le terme homophobia est George Weinberg.** Il s’est inspiré lexicalement de Churchill qui en 1967 a parlé d’*homoérotophobie* en tant que phobie des amours entre hommes. Ceci est du même ressort que le travail sur “l’homoérotisme refoulé” mené par Sándor Ferenczi dans sa tentative d’une *nosologie de l’homosexualité masculine*. Ces premières recherches s’inscrivent dans une perspective psychanalytique, le terme *phobie *y est utilisé dans son sens technique et clinique. Pour Weinberg, tout patient sain doit avoir surmonté son préjugé envers l’homosexualité. L’homophobie représente la peur, la répugnance d’être en contact avec des homosexuels. L’origine de l’homophobie se situe, pour lui, à plusieurs niveaux :

  1. La peur d’être soi-même homosexuel, celle-ci entraînant *une formation réactionnelle *au sens freudien, c’est-à-dire un déplacement de l’impulsion en soi-même vers une expression à l’encontre des homosexuels, à l’extérieur du sujet.
    “Certaines excitations sexuelles éveillent des contre-forces qui, pour pouvoir réprimer efficacement ce déplaisir (résultant de l’activité sexuelle), établissent des digues psychiques […] telles que : dégoût, pudeur, moralité.”
  2. L’influence de la religion, et par là de la morale judéo-chrétienne, a entraîné un préjugé défavorable à l’encontre de toutes les formes de plaisir non liées à la reproduction sexuelle. En effet, notre code culturel traditionnel issu des Saintes Écritures, interdit de “répandre la semence” en dehors de la matrice, et de pratiquer certaines positions sexuelles jugées “trop jouissives” car trop dissociées de l’acte de reproduction ; l’homosexualité, dans ce cadre, est entièrement prohibée.
  3. L’envie réprimée”, en lien avec ses propres préjugés, laisse considérer l’hétérosexuel comme supérieur. C’est ce même sentiment qui structure le racisme ou le sexisme : l’homosexuel, avec ses multiples partenaires et son accessibilité à la sexualité, dénuée de sentiments, devient ainsi objet d’une envie réprimée ou refoulée.

Après Weinberg, de nombreuses études américaines ont été menées sur ce thème en psychologie expérimentale et parallèlement à homophobie , d’autres termes vont être utilisés aux États-Unis : *Homosexphobia *est créé par Levitti et Kassen en 1974 pour désigner la phobie de l’homosexualité. *Homosexism *sera utilisé en 1976 par Leyne , qui désignera par ce terme le sexisme à l’égard des homosexuels. Homonegativism , utilisé par Hudson et Riecketts en 1980, désignera les attitudes négatives à l’égard des homosexuels hommes et femmes. Par la suite, le terme *hétérosexisme *sera choisi par Morin et Garfinckle dans une perspective sociologique.

Toujours est-il qu’aux États-Unis, l’homophobie existe depuis plus de vingt ans en tant que concept scientifique :
“Bien que la définition soit variable, l’homophobie fait normalement référence à des attitudes négatives envers les personnes homosexuelles ou l’homosexualité en général. Le fait qu’on caractérise les attitudes négatives envers les homosexuels comme une phobie a été critiqué pour de nombreuses raisons. Une de ces raisons c’est l’insinuation que ces préjugés proviennent d’une crainte irrationnelle et sont une manifestation individuelle pathologique individuelle plutôt qu’une norme culturelle. Malgré ces limitations, l’homophobie est plutôt utilisée en américain jusqu’au jour où un meilleur terme sera trouvé. Des précautions doivent être prises pour identifier l’homophobie comme un préjugé comparable au racisme et à l’antisémitisme et non pas comme une crainte irrationnelle assimilable à la claustrophobie ou l’agoraphobie […].”

Les travaux cités plus haut et les concepts auxquels ils font appel ne sont pas inconnus d’un auteur français côtoyant le mouvement homosexuel. Il va juxtaposer le préfixe homo au suffixe phobie pour créer le terme homophobie, à moins qu’il ne l’ait directement importé des USA. Toujours est il qu’il l’inscrit dès ses premières utilisations dans le champ du social : la première occurrence française du mot homophobie retrouvée à ce jour date en effet de 1977. Elle intervient sous la plume de Claude Courouve, dans Les homosexuels et les autres (italiques de l’auteur) :
“Les ouvriers et paysans de province, surtout mariés, sont les plus hostiles. C’est chez eux que l’on rencontrera la plus grande proportion *d’homophobes *[…] L’homophobie semble aussi liée au culte de la virilité et au statut encore inférieur de la femme dans notre société. […] Le lien entre homophobie et misogynie apparaît clairement dans certaines bandes de jeunes où le terme *pédé *ne désigne pas seulement l’homosexuel, mais aussi celui qui aime une femme et s’attache à elle. L’amour est alors perçu comme dévirilisant.”

Cependant, quelques années plus tard, Claude Courouve ne va pas indiquer l’homophobie comme concept opérant, dans son Vocabulaire de l’homosexualité masculine. Il fut pourtant l’un des premiers chercheurs à étendre ce concept du coté de la construction de la virilité. L’homophobie, en tant que forme particulière de la stigmaphobie, représente bien une stigmatisation des homosexuels dans un monde à dominante hétérosexuelle.

3.2 - L’apport du mouvement social

La description de ce phénomène et surtout sa dénonciation ne viennent pas directement des travaux savants évoqués ci-dessus, mais des mouvements sociaux : durant les années soixante-dix, l’émergence du mouvement homosexuel, notamment à travers la création du Gay Liberation Front aux USA et du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) en France, va permettre aux homosexuels de désigner la stigmatisation dont ils font l’objet.
“Vous ne vous sentez pas oppresseurs. VoEndus baisez comme tout le monde, ça n’est pas de votre faute s’il y a des malades ou des criminels. Vous n’y pouvez rien, dites-vous, si vous êtes tolérants. Votre société - car si vous baisez comme tout le monde, c’est bien la vôtre - nous a traités comme un fléau social pour l’État, objet de mépris pour les hommes véritables, sujet d’effroi pour les mères de famille. Les mêmes mots qui servent à nous désigner sont vos pires insultes.”

C’est donc le mouvement social qui a introduit dans notre champ lexical ces nouveaux termes que sont hétéro-flic, paranoïa anti-homosexuel, ou homophobie, tout en les limitant à la stigmatisation des homosexuels. Cette “appellation contrôlée” correspondant à une théorie, une attitude bien définie, est donc une acquisition récente. Depuis le commencement des temps dits historiques, le discours sur les amours entre garçons a certes toujours existé, très variable en fonction des normes sexuelles en vigueur et du rôle joué par les divers partenaires. Mais la création du mot servant à désigner le vécu quotidien des homosexuels hommes et femmes dans notre société hétérosexuelle, permet une meilleure reconnaissance et une meilleure acceptation du fait homosexuel.

Cependant, cette reconnaissance et cette acceptation ne sont ni simples ni linéaires. Les figures de la résistance sont multiples. L’une d’entre elles est l’accusation en miroir, une autre est ce qu’on peut appeler l’homophobie libérale.

On a pu en effet taxer les homosexuels d’hétérophobie par leur refus de la relation d’altérité que constitue la relation hétérosexuelle.
“L’hétérophobie est un mécanisme très archaïque qui a vraisemblablement toujours existé, que l’on trouve même chez les animaux. Ce pourrait être la peur de l’autre. Quand un animal en aperçoit un autre qu’il ne connaît pas, […] il a des réactions de recul, de peur et d’agressivité. C’est l’une des réponses possibles devant l’inconnu.”

Or l’hétérophobie n’est pas antinomique avec l’homophobie ; tel homosexuel et hétérosexuel ils représentent tous deux les deux faces d’une même réalité, la peur de l’étrange ou de l’étranger dans l’autre ou à l’intérieur de soi. L’homophobie et l’hétérophobie sont constituantes du racisme en tant que théorie ou pratique qui conclut à la nécessité d’imposer une norme dite supérieure sur une autre. Dans ce sens, l’homophobie correspondrait plus à la haine antisémite, tandis que l’hétérophobie correspondrait à la haine anti-maghrébine. L’homophobie, dans sa version générique en tant que peur de l’autre en soi, combinerait ses différentes racines étymologiques et la peur du différent que certains appellent hétérophobie.

La visibilité sociale accrue pour les homosexuels hommes et femmes va par ailleurs participer à la modification des rapports sociaux de sexe. Mais loin de remettre en cause entièrement l’homophobie, de nouveaux discours vont apparaître pour la transformer en homophobie libérale.

L’homosexualité est acceptée tant qu’elle ne “touche” pas directement l’homme ou sa famille, comme en témoignent les extraits d’entretiens suivants.

R : “Moi je me dirais, j’ai dû me planter quelque part. Oui, je me dirais ça, dans son éducation.” *[En cas de fils homosexuel]
*R : “Personnellement, non, à partir du moment où ils n’essaient pas d’engager une relation avec moi, mais c’est vrai que le fait même de l’envisager me répugne profondément.”

Un discours sur la différence apparaît, centré sur l’hétérosexualité comme norme dominante, et l’homosexualité ou la bisexualité comme pratiques particulières, bizarres, étranges. Les homosexuels hommes et femmes sont acceptés à la seule condition qu’ils restent confinés dans l’enceinte du ghetto, qu’ils ne viennent pas perturber la tranquillité hétérosexuelle, qu’ils ne viennent pas déconstruire les normes masculines dominantes. D’ailleurs l’homophobie libérale masculine ne fait pas de lien entre l’homosexualité et la construction sociale du masculin ; cela est peut-être dû au fait que la figure de l’homosexuel n’est plus toujours vue uniquement sous l’angle de la “folle”. Cette position limite la question de l’homophobie à la stigmatisation des gais et des lesbiennes et empêche la déconstruction des barrières de genre.

C’est pourtant bien de cette déconstruction qu’il s’agit, et dans ce cadre il nous faut comprendre pourquoi certains homosexuels rejettent certaines formes d’homosexualité, notamment celles qui reprennent les stéréotypes de la féminité. Pour saisir cette homophobie intra-gaie il est nécessaire de donner de l’homophobie une acception plus large que la stricte peur de l’homosexualité et qui intègre les frontières de genre.

Pour Élisabeth Badinter, dans son dernier ouvrage [XY de l’identité masculine, 1992.], l’homophobie représente la peur des qualités féminines chez un homme, elle renforce l’hétérosexualité d’un certain nombre d’hommes en structurant leur identité masculine. En intégrant toutes les dimensions contenues dans le rejet de l’homosexualité et de la féminité, on peut encore élargir cette définition, et envisager l’homophobie comme “la discrimination et la stigmatisation des personnes qui montrent, ou à qui l’on prête, certaines caractéristiques positives ou négatives, attribuées à l’autre genre”. Cette définition nous fait sortir du sens commun, pour accéder à un objet constructible scientifiquement. Ce passage, nous l’avons tenté dans la perspective de la psychologie individuelle, mais il est évident que d’autres itinéraires sont possibles. Toujours est-il que nous pouvons maintenant envisager, de l’homophobie ainsi définie, un certain nombre de figures significatives.

4. De l’homophobie dans la virilité

Dans notre société, la virilité a été de tous temps associée aux arts de la guerre, aux sports, à la politique, à l’argent et à la compétition ; en fait, à une fantasmagorie guerrière ou agressive qui s’identifiait dans l’expression sociale du masculin. La dimension homosexuée des fantasmes guerriers, sportifs, valorise ainsi un pendant de la masculinité, la virilité. Cette forme de socialité a une dimension orgiastique, elle permet aux êtres masculins de prendre du plaisir ensemble en se dissociant des femmes.

“Ce plaisir d’être avec un proche va donner la diversité des micro-agrégations […] On y fuit la routine de l’amour conjugal, ou celle de l’amante.[…] Que ce soient les confréries religieuses, les chambrettes montagnardes, les loges maçonniques, au autres clubs d’hommes, que ce soient les Stamtisch de la tradition germanique ou les bistrots d’habitués dans la vie courante, il existe comme une structure anthropologique qui peut prendre des formes multiples, […] mais qui d’une manière constante redit le plaisir d’être ensemble au plus proche, autour d’un “foyer”. Ainsi la proxémie devient une valeur publique, elle est le vecteur d’une homosocialité aux expressions multiples, qui dans tous les domaines de la vie sociale va favoriser l’éclosion de ces groupes d’hommes ou de femmes où chacun pourra vivre sans masque sa part d’ombre.”

Ainsi l’homme s’inscrit, tout au long de sa vie dans de nombreux groupes, partis, syndicats, associations, Églises, armées, la plupart du temps majoritairement composés d’hommes : “l’homme fait bande avec son semblable”. La mafia italienne par exemple, “représente un ensemble d’individus qui font corps ensemble”.

Cette “maison-des-hommes” aurait pour fonction de modeler le corps et la sexualité des hommes sur un modèle viril.

Dans ce modèle totalisant, tout ce qui est différent est considéré comme anormal, donc comme féminin, et renvoie à l’ensemble des représentations associées culturellement, y compris l’homosexualité…

Les hommes se retrouvent donc obligés pour pouvoir être acceptés parmi leurs pairs, d’intégrer les stéréotypes de la masculinité, qui sous l’effet d’incorporation idéologique donnent l’impression de naturel et d’irréversible. Puissance musculaire, morale et sexuelle entrent dans les stéréotypes les plus connus de la virilité ; pour la plupart des hommes, être viril c’est “être à la fois, dur et puissant”. Ces croyances sont souvent entretenues par toute une littérature “scientifique” qui proclame que tout est affaire d’hormones et de biologie et que l’inégalité des hommes avec les femmes est fondée dans l’ordre naturel. La nature a bon dos…..

Pour un homme interrogé, la virilité c’est :

“La virilité c’est les grands coups de poings sur la table, c’est moi je dis, j’ai fait comme ça”.

Pour un autre :

“Ça me renvoie à la relation avec les femmes quoi, tout ce qui fait un homme c’est viril et les femmes, c’est l’homme qu’elles cherchent.”
“Les femmes recherchent chez les hommes peut-être cette virilité, un petit peu de mise en confiance ou de, bon, de force, et euh, peut être de la violence aussi”.

Ou encore pour certains, ne pas être viril, c’est être “féminin” :

“Je ne sais pas, les moments les plus tendres, avec ma copine, par exemple j’espère que je ne suis pas masculin, pas viril, mais tendre, tendre, presque féminin, tu vois ? Doux.”

La virilité masculine représente donc, non pas un modèle mais plutôt un moule, dans lequel l’ensemble des hommes doit se couler sous peine d’être excommunié de son groupe d’appartenance au niveau du sexe biologique. L’ensemble de ce qui est considéré comme non viril est renvoyé du côté du sensible, de la féminité, donc de l’anormal. Ces pratiques “non viriles” peuvent exister chez certains hommes d’aujourd’hui, mais la plupart du temps, uniquement en présence de femmes.

5. De l’homophobie dans le rapport aux femmes

Les deux pôles de la virilité sont l’image du chef de famille qui “assure”, et celle bien connue du “Don Juan”, qui possède plusieurs femmes ; “l’échange” des femmes étant dans ce cadre une condition sine qua non. La polygamie serait une tendance naturelle des hommes, à en croire certains psychanalystes contemporains :
“Le fantasme du harem serait une composante de la virilité moderne qui s’opposerait à la monogamie légendaire qui habite les femmes.”

Ces deux images peuvent paraître contradictoires, elles sont tout au plus paradoxales. L’image du séducteur que tout homme voudrait devenir représente en fait un modèle de pouvoir et de réussite sociale pour faire “succomber” les femmes. Aller à l’aventure, avoir des aventures multiples avec des femmes jeunes et belles représente une figure de la virilité traditionnelle, inscrite socialement et durablement depuis la plus tendre enfance dans la psyché masculine.

“L’homme à femmes” est un personnage souvent méprisé : oisif, il serait dépourvu du sérieux ainsi que du sens des responsabilités. […] Or, à la vérité, la composante principale du charme magique naturel des séducteurs n’est autre que leur proximité du pouvoir, leur richesse, le prestige social dont ils jouissent ; dans la société bourgeoise, le pouvoir de séduction n’est le plus souvent qu’un à coté du pouvoir social, un signe extérieur et une consécration de la réussite sociale : les femmes sont la récompense du vainqueur et non l’objet du combat. […]
Être “célibataire” n’est plus une catégorie d’état civil, mais une qualité masculine de plus, celle des hommes qui ont le pouvoir social et sexuel sur les femmes, la “leur” et les autres : celles des autres (celles du moins qui seules ont de la “valeur”, celles qui sont jolies)."

Mais le modèle du séducteur, dans la plupart des cas, a une fin, vieillissant, le corps est moins attirant avec l’arrivée des premiers cheveux blancs, des premières rides et du ventre bedonnant. Et le séducteur risque dans ce cas de tomber dans la solitude du vieux garçon ou dans le ridicule du “vieux beau”. L’enterrement de “la vie de garçon”, va faire se résigner l’ex-séducteur à “n’avoir” définitivement plus qu’une seule femme, même si de petites “escapades” sont toujours possibles, et le faire évoluer vers le modèle du “chef de famille”.

Celui qui dans ses comportements, pratiques ou attitudes ne correspond pas à l’un ou l’autre de ces modèles, risque la stigmatisation de par son groupe de pairs. La virilité enferme, en les aliénant, la plupart des hommes dans ces deux modèles, au risque de se couper d’autres formes de relations sociales avec les femmes. Les homosexuels, par leurs comportements plus proches du modèle du Don Juan que du chef de famille, sont stigmatisés aussi bien pour leurs pratiques sexuelles que pour leur multi-partenariat, réalisant ainsi le fantasme de la plupart des hommes. Les hommes hétérosexuels doivent donc se conformer au modèle dominant, qui actuellement est plus proche du séducteur que du chef de famille vu la crise de la famille traditionnelle, sous peine d’être considérés comme des hommes diminués, des non-hommes qui ont la vie ratée, puisqu’ils n’ont pas su en profiter largement.

L’homophobie résulte donc de l’ensemble des injonctions faites aux hommes par leur environnement pour qu’ils restent dans les limites de la virilité moderne (ou post-moderne ?).
Ainsi il nous faut considérer qu’il existe un lien entre les injonctions faites aux hommes durant l’ensemble de leur vie et la construction psychique du masculin. Les représentations de la virilité ont un effet structurant sur l’identité masculine et sur la perception du corps en lui-même.
“Et pourtant le coup de force que le monde social exerce sur chacun de ses sujets consiste à imprimer dans son corps un véritable programme de perception, d’appréciation et d’action qui, dans sa dimension sexuée et sexuante, comme dans toutes les autres, fonctionne comme une nature (cultivée, seconde), c’est-à-dire avec la violence impérieuse et aveugle de la pulsion ou du phantasme (socialement construit).”

Pour Pierre Bourdieu, le corps humain est un corps social qui incorpore une série de codifications socioculturelles, cette inscription formate en quelque sorte la psyché masculine d’une certaine façon pour rester du côté des dominants, c’est-à-dire des non-femmes, des non-enfants et des non-homosexuels.
Pour un mécanicien interrogé :

“[…] On se dit que certaines personnes peuvent être homosexuelles mais je considère qu’il faut qu’il soit très efféminé pour que je me pose la question. Quelqu’un qui me paraît l’archétype du vrai homme, je ne me poserais jamais la question.”

Pour un autre, animateur socio culturel :

“Si tu connais quelqu’un d’homosexuel, où tu te dis cette personne là serait une femme, ça serait différent mais là c’est un homme tu vois, il y a quelque chose qui se joue qui est différent de d’habitude, et on est gêné avec ça quoi.”

Il nous faut maintenant arriver à cerner comment dans la psyché masculine se structurent les différentes injonctions du code viril et comment elles s’organisent entre elles.
“L’identification fait ressortir que la personne est composée d’une série de strates qui sont vécues d’une manière séquentielle, ou même qui peuvent être vécues concurrentiellement, en même temps. C’est cette stratification qui engendre tous les territoires délimités par les tribus contemporaines.”

La théorie psychanalytique sur les enveloppes semble être une bonne approche pour appréhender le fonctionnement de la psyché masculine. Nous prendrons notamment en considération le fait que la psychanalyse a peu fait usage des inscriptions sociologiques dans la structuration de la psyché humaine, celle-ci se structurant principalement dans le rapport à la mère, puis au père.

Aussi, ferons-nous l’hypothèse que la psyché humaine, du fait de l’importance des facteurs homosociaux et des injonctions viriles, joue un rôle non négligeable qui s’ajoute aux rôles joués par l’environnement familial.

Nous reprendrons à notre compte les propos de Jean Laplanche quand il affirme que “le couple masculinité/féminité n’est qu’un résultat complexe, tardif, aléatoire, et où le facteur sociologique joue un rôle majeur.”

6. Le moi peau : enveloppe psychique du moi

Nous nous appuierons sur les théories de Didier Anzieu à propos du moi-peau et des enveloppes psychiques pour essayer de rendre compte de la réalité subjective de l’homophobie ainsi que sa place dans notre imaginaire.
“L’espace est une réalité imaginaire. Avant de devenir un cadre contenant des objets, l’espace est indissocié des objets qui l’occupent : l’espace a des propriétés psychiques et nous ne faisons que retrouver à l’intérieur ce que nous y avons mis.”

Le moi d’un individu selon la psychanalyse est une structure qui permet de protéger, d’isoler le monde extérieur du monde intérieur. Il est chargé d’une fonction psychique particulière, contenir l’excitation psychique et entraver les passages libres à l’intérieur du psychisme des quantités d’excitation.

Cette enveloppe se constitue dans le rapport au père, à la mère et aux autres pairs. Pour Anzieu, l’expérience du nouveau-né avec le sein maternel structure le moi avec des qualités plastiques variant selon le rapport au sein-mamelon (mou et dur), ainsi la plasticité de l’enveloppe sera variable selon les individus intégrant plus ou moins de la souplesse dans leurs relations sociales.

En conséquence, le “moi-peau” c’est-à-dire la peau psychique, s’étaye sur la peau corporelle. Il y a donc un lien entre notre propre corps et notre structuration psychique. Donc, toute représentation corporelle, tout refus de contact avec autrui de certaines zones corporelles, tout déni de certaines pratiques au profit d’autres aura une fonction dans la structuration psychique. Didier Anzieu distingue trois “feuillets” dans cette enveloppe, une frontière interne avec les objets internes de l’inconscient, une autre frontière interne avec le monde perceptif et une troisième frontière permettent la distinction d’avec le monde extérieur.
Appliquant ce modèle à la construction psychique du masculin, nous pouvons faire l’hypothèse qu’un apprentissage sexuellement différencié du rapport au corps aura une influence sur l’identité psychique masculine, et notamment sur les deux dernières frontières du point de vue de leur plasticité.

Nous pouvons, à la lumière de cette théorie, faire trois nouvelles hypothèses sur la construction du masculin.

Le moi des hommes serait constitué de trois sous-enveloppes psychiques, l’une correspondant à la sphère sexuelle, une autre correspondant à la sphère affective, et une troisième correspondant au corps. Ces trois sous-enveloppes seraient étroitement mêlées mais auraient des espaces nettement différenciés. L’intimité masculine correspondrait en fait à la conjonction de ces trois espaces et l’intrusion d’un pair dans une de ces zones serait considérée comme une attaque et vécue comme une agression. Bien sûr, sous l’effet combiné des mouvements féministes et homosexuels, les structures superficielles de la virilité ont été ébranlées et certains hommes acceptent désormais une intrusion dans certaines de leurs zones, voire dans toutes pour une infime minorité.

L’homophobie représenterait, en conséquence, tout ce qui empêche les autres hommes de pénétrer dans ces sphères.

Ces hypothèses, que nous venons de poser, peuvent être soumises à vérification à travers l’analyse thématique de nos entretiens semi-directifs. En aucun cas, dans le cadre de cette enquête qualitative, nous ne pouvons prétendre que nos résultats aient une représentativité autre que celle de notre échantillon. Notre choix méthodologique nous permet de dégager certaines tendances communes, et ce qui fait sens dans la construction de l’identité masculine. Ces hypothèses sur la construction psychique de la masculinité, dérivées de la théorie sur les enveloppes psychiques mériteraient d’être vérifiées dans le cadre d’une recherche clinique.

7. Quand le fait d’être pénétré est assimilé au genre féminin

7.1 - De la peur de la pénétration sexuelle

Apprenant tout jeune les rapports de domination dans les cours de récréation, le garçon saura très vite distinguer sur son propre corps les zones “qui font mal”, celles qui “lui font du bien” et celles “qu’il ne faut pas toucher pour ne pas être considéré comme des filles”. Ainsi le marquage social “virilo-homophobe” du corps des hommes privilégie certaines zones corporelles situées à l’avant de son corps : toute idée de se faire pénétrer est ainsi bannie, car “l’homme” c’est celui qui sait pénétrer et qui refuse de se faire pénétrer.

“[…] Il ne viendrait, par exemple, pas à l’idée de railler l’enculeur, alors qu’enculé est sans aucun doute une des injures les plus virulentes de la langue française.”

Un homme interrogé sur l’éventualité d’une relation homosexuelle indique :

“C’est, je sais pas si c’est vraiment la peur de la pénétration proprement dite, ça serait la peur d’être possédé par un mec, d’être ….. Même s’il n’y avait pas pénétration, je me sentirais violé quand même.”

Pour un autre :

“Personnellement, non, à partir du moment où ils n’essayent pas d’engager une relation avec moi, mais c’est vrai que le fait même de l’envisager me répugne profondément.”

Un homme bisexuel nous répond :

“J’aime pas être sodomisé par exemple dans mes pratiques sexuelles.”

Lors de nos entretiens, un homosexuel de 24 ans nous a déclaré :

“C’est différent l’homosexualité en Algérie quelqu’un qui se fait enculer vulgairement euh il est pédé, mais celui qui encule n’est pas pédé. […] J’ai fait des choses que je n’avais jamais faites auparavant, j’ai réussi à aller plus loin depuis, depuis peu de temps. D’ailleurs dans ma relation actuelle c’est lui qui a besoin de préservatifs, pas moi, est-ce clair ? Et c’est ma première expérience.”

Pour cet homosexuel, la pénétration sexuelle ne représente une pratique possible pour lui que depuis quelques mois, alors que son homosexualité est vécue depuis six ans. Il semblerait que le “coming out” consisterait à intégrer une position sexuelle considérée comme féminine : la position passive. L’homme homosexuel doit au bout d’un certain temps accepter cette pratique jugée féminine et peut, malgré son orientation homosexuelle, se la refuser durant toute une période. De même, la pénétration orale peut, dans certaines situations, être redoutée par les hommes lorsque la relation n’est pas investie affectivement.
Ainsi, pour la plupart des hommes interrogés, le fait d’être sodomisé ou simplement d’imaginer cette pratique, semble provoquer la peur, d’être assimilé à l’autre sexe, de se retrouver du coté de la féminité, de ne plus être actif dans la relation intime. D’ailleurs, le sens commun assimile la sodomie avec l’homosexualité, alors que la réalité sociologique est bien différente.

Pour un de nos hommes interrogés :

“Ils ont un rôle passif, il y en a un qui n’agit pas ; il y en a toujours un qui fait la femme, ils s’enculent ; l’homosexualité est liée à la sodomie ; ils ont des relations mauvaises avec les femmes ; ils ont un problème du côté de leur trou du cul ; ils sont mous.”

Selon l’enquête ACSF, seuls 28 % des homosexuels pratiquent la sodomie réceptive lors de leur dernier rapport sexuel. Pour les femmes multi-partenaires hétérosexuelles, seules 24 % l’ont déjà accepté au moins une fois dans leur vie, et seulement 8 % lors de leur dernier rapport sexuel (et 3 % chez les monopartenaires). Cette pratique sexuelle est donc minoritaire chez les homosexuels, par contre du côté des représentations dominantes des hétérosexuel-le-s ils/elles l’associent tout de suite à l’homosexualité. Elle correspond en fait à une représentation déformée de la réalité de par l’ensemble des images qu’elle véhicule.

7.2 - De la peur de la pénétration psychique dans son intimité de mâle

Lors de nos entretiens, bien peu d’hommes affirment avoir de vrais amis, bien peu osent affirmer (ou avouer) leurs faiblesses devant un autre homme. Pour quelques-uns, le fait d’avoir des amis hommes s’inscrit comme dans la relation qu’ils ont avec leur femme ou qu’ils ont eue avec leur mère. Comme si la relation intime à l’autre, entres mâles, ne pouvait exister que dans l’écoute maternelle, comme si notre construction sociale de genre nous interdisait ce type de relations en dehors de toute présence maternelle ou féminine. Ces résultats corroborent ceux de l’enquête ACSF : pour 62 % des hommes leur confident est une confidente et 64 % ont un seul confident au maximum dans leur vie et ce pourcentage augmente tout au long de leur vie.

La virilité se construit autour du mythe de la consistance, de la pénétration, de la dureté. Or affirmer ses états d’âmes, reconnaître ses faiblesses, accepter un autre soi-même, un double, dans sa propre intimité, c’est risquer d’être pénétré par l’autre agissant, c’est risquer d’être en quelque sorte contaminé par la présence masculine.

Ainsi les rapports entre hommes restent-ils la plupart du temps superficiels, axés sur des objets extérieurs à leur intimité spécifique (sport, voiture, politique, études, femmes) et souvent centrés sur la consommation d’alcool.

On peut considérer comme M. Maffesoli, que la consommation d’alcool a une fonction de *reliance *sociale entre les membres de la communauté, l’alcool a une fonction de lubrifiant de la sociabilité. L’alcool par ses effets “désinhibiteurs” et désaliénants facilite la communication entre les hommes. Il permet d’agglomérer les hommes entres eux sans la présence des femmes.
Fragments de discours d’hommes interrogés :

“On mange, on discute, on joue aux cartes” ; “Je discute football ou rugby” ; “On fait des bringues” ; “on boit, des bouffes” ; “C’est plutôt des sorties en boite, au restaurant, des soirées, des barbecues, on fait du sport ensemble.”

Dans nos entretiens, même lorsqu’il y a une relation de confidence qui s’établit entre deux hommes, elle ne va jamais très loin et n’est jamais aussi profonde qu’une relation de confidence qu’un homme peut établir avec une femme.

Les problèmes sexuels (défaillance, impuissance, absence de désir) sont très peu échangés entre hommes, les confidences en matière de sexualité lorsqu’elles sont mal vécues sont réservées à l’amante, à la femme ou la mère, et parfois au médecin par l’intermédiaire d’une femme.

“Le silence relatif des hommes me frappe d’autant plus que les femmes s’en plaignent lorsqu’elles parlent d’eux. “Il ne me dit rien. Il ne me parle pas. Il ne me dit jamais qu’il m’aime”. Les hommes, il est vrai, parlent peu. Même au médecin. Ils sont presque toujours embarrassés de venir, mais camouflent de temps à autre cet embarras sous une attitude agressive, supérieure ; ils viennent contraints et forcés. […] Contrairement aux femmes qui décrivent en détail ce qu’elles ont ressenti dans leur sexe (sans avoir vu ni touché), les hommes qui consultent ont déjà regardé et touché. Ils en savent déjà plus que le médecin. Ils sont désolé de venir nous embêter avec ça. […] S’il arrive que les hommes verbalisent leurs craintes, je ne les vois presque jamais manifester leur chagrin. Quand ils en ont, ils le masquent.”

L’identité masculine semble avoir été structurée avec une enveloppe psychique épaisse, imperméable aux autres hommes, laissant ainsi une espèce de no man’s land où aucune personne de sexe masculin ne pénètre sous peine de déstabiliser l’ensemble de l’édifice. Cette enveloppe psychique intime virile assurerait donc une fonction de pare-excitation devant les afflux d’affects masculins des autres.
Cette absence d’intimité affective protégerait en fait les hommes d’une sorte d’absorption de la part des autres hommes, elle leur donnerait l’impression d’être plus forts que les femmes et de ceux qui sont trop sensibles (les *hommes mous * ?).

Ce refus de la parole de l’autre, en lien avec le rapport que chaque homme entretient avec son père et avec ce que chaque garçon a appris dans son rapport à ses pairs, constitue en quelque sorte une forme de “pacte du silence” entre hommes destiné aussi bien à masquer leurs propres faiblesses qu’à assurer leur domination sur les femmes.

7.3 - De la peur de se laisser pénétrer dans son intimité corporelle

Nous considérerons l’homophobie comme une politique qui s’est faite corps, c’est à dire qu’elle a inscrit durablement dans la psyché des hommes, leurs rapports à leur propre corps, y compris non génitaux.
Dans toutes les sociétés, le rapport au corps est issu des rapports sociaux de sexes. De par notre construction psychique particulière et de par notre construction sociale féminine ou masculine, le lieu de la différence sexuelle marque aussi notre propre corps, incorporant ainsi les rapports de domination actuels basés sur la domination des hommes sur les femmes.

Les rapports hommes/hommes sont structurés sur le même modèle. Ainsi, les relations au corps des autres et à son propre corps sont construites socialement, elles diffèrent selon les cultures et les moments historiques envisagés. Les hommes interrogés ne se touchent que très peu, à l’exception des homosexuels. La bise inter-mâles, signe d’amitié par excellence, n’existe que chez très peu d’hommes. Elle exprime un refus de la part de certains mâles de s’afficher comme ayant des relations du même type que les femmes. Les hommes hétérosexuels qui font la bise à d’autres hommes sont peu nombreux et ces bises sont réservées d’abord aux membres de la famille proche, ensuite à certains amis d’enfance, puis, pour une minorité au niveau socioculturel élevé, à quelques bons amis.

Pour un homme hétérosexuel qui travaille dans le milieu du spectacle :

“Euh, ben c’est arrivé des fois qu’on s’embrasse avec un copain, ouais. Ou même des fois, on s’embrassait sur la bouche parce qu’on avait envie, enfin je…, parce qu’on avait envie…, ouais j’ai un copain que j’aime bien, qui est bien déconneur et tout et des fois, ça lui ai arrivé qu’il m’embrasse et puis qu’il me dise “oh Yvon, excuse-moi, j’avais envie de t’embrasser…”. Comme ça je sais pas, une, un élan de, un élan d’amour envers un copain, ouais ça peut arriver. Mais bon on sait que ça va pas plus loin…”

De plus, rares sont les contacts corporels autres que les contacts virils, poignée de main, tape dans le dos, sur l’épaule ou coups lors de jeux violents comme les arts martiaux.
Pour un homme interrogé :

“Au foot, quand il y a un but, tout le monde s’embrasse.”

Pour un autre :

“A l’époque, je dirais que… quand j’étais adolescent j’aurais considéré ça, enfin ça me gênait. Maintenant, je pense, je rencontre des copains, j’ai des, enfin pas des copains, des cousins, je leur fais la bise… C’est, il y en a qui considèrent ça, qui se croient virils mais c’est…”
“Oui, on connaît tous le phénomène des douches, où les gens sont tous à poils entre eux. Enfin, je n’ai pas trop vécu ça, donc je ne peux pas en parler.”

La présence ou l’absence de femmes, lors de ces contacts corporels, modifie le type de contacts corporels entre hommes :

“Oh, ça fausse peut-être un petit peu quoi, il y a des petits trucs.”
“Je pense qu’on se touche plus quand il n’y a pas de femmes, mais c’est des contacts qui sont toujours durs : claques dans le dos ; tapes dans les fesses… Ça vexe, mais c’est tout c’est par jeu. C’est des contact virils, Ah non, ce n’est pas érotisé non, je ne pense pas, c’est toujours violent.”
“Oui je pense que c’est différent mais je ne peux pas dire pourquoi. Peut-être que s’il y a une femme, celui qui veut toucher ne va pas oser afficher sa vraie personnalité, tout du moins au départ. Entre eux, pas de problème. Il y en a un qui joue à l’homosexuel, je dirais que c’est le cas typique du vestiaire. Il y en a un qui joue un peu, comme on dit, à la folle, plus ou moins et tout.”

Pour un homme bisexuel, les vestiaires monosexués sont une grande source d’excitation :

“Oui. La première fois que j’ai vu un égal, qui prenait sa douche en même temps que moi, bon là à ce moment-là, j’avais vraiment très envie de lui faire… *[une fellation] *C’était euh…, c’est un sentiment assez fort. Et puis ça a marché dans les deux sens, c’est-à-dire que, moi je lui ai fait et il l’a fait après, quoi.”

Mais même pour cet homme bisexuel, les contacts corporels homosociaux ont des limites (extrait de l’entretien) :
“Q : est-ce que tu pourrais te promener main dans la main avec un mec dans la rue ?

R : non comme je suis bi, je m’affiche pas.
Q : tu t’affiches pas ? Est-ce que tu as déjà révélé tes sentiments pour un mec ?
R : ah oui, ça m’est arrivé oui. Y’a eu des fois c’était plus ou moins sexuel quoi.
Q : As tu déjà ressenti autre chose que du sexuel avec un mec ?
R : non je ne crois pas.”

La présence des femmes semble empêcher les hommes entre eux de se toucher, mais lorsque ces contacts existent ils restent peu sensibles et entrent la plupart du temps dans le cadre de rapports violents ou d’amitié très virile… Même lorsque ces contacts existent, la ou les personnes ont toujours du mal à les assumer, très vite ils vont préciser “que ce n’est pas sexuel"*.

Dans les cours de récréation de collèges, il est frappant de constater à quel point les contacts homosociaux sont différenciés selon les sexes. Pour les filles, les contacts sont nombreux, centrés sur le haut du corps, la plupart du temps doux. Lorsque des bagarres éclatent entres les filles, les coups sont généralement très violents, peu contrôlés, comme si aucune règle de “bonne conduite” n’était intériorisée. Pour les garçons, les contacts restent agressifs dans la majorité des cas, centrés sur les extrémités du corps ; les parties génitales sont généralement épargnées, opérant ainsi une forme de code de bonne conduite à l’égard de ces parties dites “sensibles”.

L’enveloppe psychique corporelle des hommes semble avoir du mal à accepter sereinement les intrusions masculines extérieures. L’homophobie reste toujours présente pour diminuer/supprimer les rapports sensibles et tendres entre hommes.

Conclusion

“[…] Les cultures où prévalent la clarté, l’unité conceptuelle, la centralisation bureaucratique, en bref le processus identitaire se sont employées à assigner à tout un chacun un sexe particulier (masculin, féminin), et à lui attribuer des fonctions précises à ne pas transgresser.”

Heureusement, depuis une vingtaine d’années, les rapports sociaux de sexe ont bouleversé l’ensemble des représentations traditionnelles de la virilité et de la féminité sous le double effet des mobilisations des femmes et des homosexuel-le-s. Désormais les femmes ont de plus en plus de reconnaissance sociale et les gais sont entrés dans un processus de symbiose partielle avec le reste de la société. Le temps n’est plus où les communautés homosexuelles avaient toutes les caractéristiques de l’anomie au sens où Durkheim l’entendait. Nous sommes entrés à l’aube d’une forme confusionnelle d’intégration des homosexuels. Cependant malgré une certaine confusion socio-sexuelle provenant des signes d’appartenance qui ont quasiment disparu, de nombreuses formes de stigmatisation persistent à l’encontre des homosexuel-le-s, ainsi qu’une certaine valorisation à outrance de la virilité traditionnelle. Une certaine homophobie “libérale” semble largement partagée.

La virilité reste structurée dans ses deux modèles dominants, celui du “chef de famille” et celui du séducteur. Seules les structures superficielles de la virilité ont été ébranlées. Les deux moules n’offrent que très peu d’alternative aux hommes qui voudraient vivre de nouvelles relations sociales avec leurs pairs ou avec l’autre sexe ; les hommes restent prisonniers de leur propre aliénation.

Même si l’homosexualité semble de plus en plus acceptée, elle reste fortement stigmatisée lorsqu’elle “touche” directement l’individu dans son intimité familiale et/ou corporelle.

“J’aimais pas trop. Si tu veux, il s’approchait de moi, il me prenait par l’épaule, des choses comme ça. J’étais pas à l’aise.”
“… Moi je dis, chacun, chacun fait comme il veut, pourvu qu’ils n’embêtent pas ceux qui sont à côté, quoi. Moi ça ne me dérange pas, ils ne me dérangent pas, moi. Ils ne me dérangent pas… Ils font ce qu’ils veulent, ils se marient… pfff !”

De par son influence sur les frontières de genre, l’homophobie facilite une meilleure imperméabilité des enveloppes psychiques de la masculinité, que ce soit au niveau sexuel, affectif ou corporel.

Donc, en plus de sa fonction sociale, l’homophobie a une fonction psychique particulière, même si des recherches plus approfondies en psychanalyse mériteraient d’être faites pour confirmer ou infirmer nos hypothèses.

Ainsi, le paradigme de la peur de la pénétration sexuelle, affective et/ou corporelle peut se concevoir comme l’équivalent de l’interaction sociale entre supérieur et inférieur, entre vainqueur et vaincu, ainsi que comme l’élément déterminant dans l’étanchéité des frontières de la virilité. Dans cette image, la femme, l’homosexuel, l’homme “doux” sont perçus comme des objets sexuels ou y sont assimilés, sans identité personnelle.

Déjà dans la Rome Antique, ce paradigme existait, et il serait désormais intéressant de vérifier si cette peur a été partagée dans d’autres cultures :

“Un mépris colossal accablait donc l’adulte mâle et libre qui était homophile passif ou, comme on disait, impudicus ou diatithemenos. La malice publique soupçonnait certains stoïciens de camoufler sous une affectation de virilité exagérée une féminité secrète, et je crois qu’on songeait au philosophe Sénèque, qui préférait les athlètes aux garçons. On chassait de l’armée les homophiles passifs.[…] Ce rejet de l’homophile passif ne vise pas son homophilie mais sa passivité, car cette dernière relève d’un défaut grave : la mollesse. L’individu passif n’était pas mou à cause de sa déviation sexuelle, tout au contraire : sa passivité n’était qu’un des effets de son manque de virilité et ce manque demeurait un vice capital en l’absence de toute homophilie.”

L’homme moderne, viril, ne peut accepter des intrusions dans l’ensemble de ses espaces intimes. Souvent il va se limiter à accepter une intrusion dans un seul espace privé. Ses enveloppes psychiques seront ainsi protégées de la présence des pairs.

Cette conception de “l’être pénétré” est associé à la “féminité”, aux yeux des autres mâles, elle fait rejoindre à l’homme le rang des femmes.

Ainsi la virilité, par l’intermédiaire de son appareil répressif, l’homophobie, doit assurer une protection imaginaire et physique des différentes enveloppes psychiques structurant la virilité. L’homophobie, de par sa fonction socio-psychique “préserve”, telle une capote, les hétérosexuels de “la féminité” en empêchant toute forme d’intrusion masculine extérieure.

Nous pourrions alors postuler que l’homophobie est constitutive de la psychogenèse de tout individu masculin. Dans ce cadre, il reste à démontrer son universalité dans toutes les cultures et dans toutes les civilisations, et si cette peur de la pénétration sexuelle, affective et corporelle se structure d’abord au moment du complexe d’oedipe ou dans les premiers liens homosociaux.

L’homophobie permet, à l’instar du sexisme, de préserver le sentiment de domination sur les femmes.
A l’heure où les frontières de genre semblent se dissoudre, l’arrivée de la pandémie du Sida risque d’aggraver ce nouveau paradigme de la peur de la pénétration, et l’homophobie, par voie de conséquence, de rigidifier les frontières de genre. Il nous faut donc oeuvrer à la déconstruction de l’ensemble des normes masculines pour inventer de nouveaux rapports sociaux entre hommes.

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