bell hooks

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comprendre le patriarcat


bell hooks - comprendre le patriarcat

Gloria Jean Watkins1, connue sous son nom de plume bell hooks, née le 25 septembre 1952, est une intellectuelle, féministe, et militante des États-Unis. Elle s’intéresse particulièrement aux relations existantes entre race, classe et genre, et sur la production et la perpétuation des systèmes d’oppression et de domination se basant sur eux. Elle a publié plus de trente livres et plusieurs articles dans des publications universitaires ou dans la presse généraliste, elle est apparue dans plusieurs films documentaires, et a participé à des conférences publiques. Principalement à partir d’une perspective féministe et afro-américaine, hooks traite de la race, de la classe et du genre dans l’éducation, l’art, l’histoire, la sexualité, les médias de masse, et le féminisme. Dans ce texte, extrait de son livre The Will to Change : Men, Masculinity, and Love, bell hooks parle de son expérience personnelle du patriarcat, notamment dans son enfance, puis de comment il affecte les femmes et les hommes..

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bell hooks — comprendre le patriarcat

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Le patriarcat est la maladie sociale la plus meurtrière qui s’attaque aux mâles de notre société, dans leur corps et dans leur esprit. Pourtant, la plupart des hommes n’utilisent pas le mot « patriarcat » dans la vie de tous les jours. La plupart des hommes ne pensent jamais au patriarcat – à ce qu’il signifie, à comment il a été créé ni à comment il se maintient. Beaucoup d’hommes dans notre société seraient incapables d’épeler le mot ou de le prononcer correctement. Le mot « patriarcat » ne fait tout simplement pas partie de leurs pensées ou de leurs discours quotidiens. Les hommes qui ont entendu et connaissent ce mot l’associent généralement à la libération des femmes, au féminisme, et le rejettent en le considérant comme sans rapport avec leurs propres expériences. Cela fait maintenant trente ans que je prends la parole pour parler du patriarcat. C’est un mot que j’utilise tous les jours et les hommes qui m’entendent me demandent souvent ce que je veux dire quand je l’emploie.

Rien ne contredit mieux la vision antiféministe qui présente les hommes comme tout-puissants que la prise en compte de leur ignorance fondamentale d’une facette majeure du système politique qui façonne l’identité et la subjectivité des mâles, de la naissance à la mort. Il m’arrive souvent d’utiliser l’expression « patriarcat capitaliste, impérialiste et suprématiste blanc » pour décrire l’imbrication de systèmes politiques qui sont à la base de la politique de notre société. Parmi ces systèmes, celui qui a la plus grande influence sur nous pendant notre croissance est le système patriarcal, même si nous n’en connaissons même pas le nom, parce que des rôles de genre patriarcaux nous sont assignés quand nous sommes enfants et que nous recevons en tout temps des directives sur la façon dont nous pouvons remplir au mieux ces rôles.

Le patriarcat est un système politico-social qui insiste sur le fait que les mâles sont intrinsèquement dominants, supérieurs à tout et à tous ceux considérés faibles, en particulier les femelles, et qu’ils sont dotés du droit de dominer et de gouverner les faibles et de maintenir cette domination par le biais de diverses formes de terrorisme psychologique et de violence. Quand mon frère aîné et moi sommes nés avec une année d’écart, le patriarcat a déterminé la manière dont chacun de nous serait considéré par nos parents. Nos deux parents croyaient au patriarcat ; ils avaient appris la pensée patriarcale au travers de la religion.

À l’église, ils avaient appris que Dieu avait créé l’homme pour gouverner le monde et tout ce qu’il contient et que c’était le travail de femmes d’aider les hommes à accomplir ces tâches, d’obéir et de toujours adopter un rôle de subordonnée à un homme puissant. Ils y ont appris que Dieu était un mâle. Ces enseignements ont été renforcés dans toutes les institutions qu’ils ont rencontré – écoles, palais de justice, associations, clubs de sport et églises. Adoptant la pensée patriarcale, comme tous les autres autour d’eux, ils l’ont enseigné à leurs enfants parce que cela semblait être une manière « naturelle » d’organiser la vie.

En tant que fille, on m’a appris que c’était mon rôle de servir, d’être faible, d’être exemptée d’avoir à penser, de m’occuper du soin et de l’éducation des autres. Mon frère a appris que c’était son rôle d’être servi, de pourvoir, d’être fort, de penser, d’élaborer des stratégies et de planifier, et de refuser de prendre soin ou d’éduquer les autres. On m’a appris qu’il n’était pas convenable qu’une femme soit violente, que ce n’était « pas naturel ». On a appris à mon frère que sa valeur dépendrait de sa volonté de faire preuve de violence (quoique dans des contextes appropriés). On lui a enseigné que pour un garçon, prendre plaisir à la violence était une bonne chose (quoique dans des contextes appropriés). On lui a appris qu’un garçon ne devait pas exprimer des sentiments. On m’a appris que les filles pouvaient et devaient exprimer des sentiments, ou du moins un certain nombre d’entre eux. Quand j’ai réagi avec colère en me voyant refuser un jouet, ma famille patriarcale m’a appris que la rage n’était pas un sentiment approprié pour les femmes ; qu’on ne devait pas seulement occulter son expression, mais qu’il fallait encore l’éradiquer. Quand mon frère a réagi avec colère en se voyant refuser un jouet, on lui a enseigné, dans un foyer patriarcal, que sa capacité à exprimer sa colère était bonne, mais qu’il devait apprendre à reconnaître les contextes appropriés pour libérer son hostilité ; qu’il n’était pas bon pour lui qu’il utilise sa rage pour s’opposer aux souhaits de ses parents, mais plus tard, lorsqu’il a grandi, on lui a appris qu’il était permis de recourir à la rage, et que la violence provoquée par sa rage l’aiderait à protéger sa maison et sa nation.

Nous vivions à la campagne, isolés des autres. La façon dont nous avons vu nos parents se comporter a façonné notre compréhension des rôles associés aux genres. Mon frère et moi, nous nous souvenons de notre confusion à propos du genre. En réalité, j’étais plus forte et plus violente que mon frère, et nous avons vite compris ce n’était pas une bonne chose. Lui, c’était un garçon doux et pacifique ; et nous avons appris que c’était une très mauvaise chose. Malgré notre confusion, nous avions une certitude : nous ne pouvions pas être et agir comme nous le voulions, en faisant ce qui nous venait naturellement à l’esprit. Il était clair pour nous que notre comportement devait suivre un script genré, prédéterminé. Nous avons tous les deux appris le mot « patriarcat » seulement à l’âge adulte, lorsque nous avons appris que le script qui avait déterminé ce que nous devrions être, les identités que nous devrions créer, était basé sur des valeurs patriarcales et des croyances relatives au genre.

J’ai toujours été plus tentée que mon frère de défier le patriarcat parce que ce système causait mon exclusion des choses dont je voulais faire partie. Dans notre vie familiale des années 1950, jouer aux billes était un jeu de garçon. Mon frère avait hérité ses billes d’hommes dans la famille ; il les conservait dans une boite métallique. De toutes tailles et formes, merveilleusement colorées, elles étaient à mes yeux les plus beaux des objets. Nous jouions ensemble aux billes, et souvent je m’accrochais agressivement aux billes qui me plaisaient le plus, refusant de partager. Quand notre père était au travail, notre mère au foyer était assez contente de nous voir jouer aux billes ensemble. Pourtant, notre père, regardant notre jeu d’un point de vue patriarcal, était dérangé par ce qu’il voyait. Sa fille, agressive et compétitive, était meilleure joueuse que son fils. Son fils était passif ; le garçon ne semblait pas vraiment se préoccuper de savoir qui gagnait et était prêt à donner des billes à la demande. Notre père a décidé que ce jeu devait cesser et que mon frère et moi devions apprendre une leçon sur les rôles de genre appropriés.

Un soir, mon père a donné la permission à mon frère de sortir la boîte de billes. J’ai exprimé mon désir de jouer et mon frère m’a dit que « les filles ne jouaient pas aux billes », que c’était un jeu de garçon. Cela n’avait aucun sens pour mon esprit de quatre ou cinq ans et j’ai insisté pour jouer en ramassant des billes et en commençant à les tirer. Notre père est intervenu pour me dire d’arrêter. Je n’ai pas écouté. Sa voix est devenue de plus en plus forte. Puis, tout à coup, il m’a attrapé, a cassé une planche de la porte et a commencé à l’utiliser pour me frapper en me disant : « Tu n’es qu’une petite fille. Quand je te dis de faire quelque chose, tu dois obéir. » Il m’a battu encore et encore, me demandant de reconnaître que j’avais compris ce que j’avais fait. Sa rage, sa violence a capté l’attention de tout le monde. Notre famille est restée subjuguée, absorbée devant la pornographie de la violence patriarcale. Après avoir été battue, j’ai été isolée – obligée de rester seule dans le noir. Ma mère est entrée dans la chambre pour soulager ma douleur, me disant dans sa douce voix du sud : « J’ai essayé de te prévenir. Tu dois accepter que tu n’es qu’une petite fille et que les filles ne peuvent pas faire ce que font les garçons ». Au service du patriarcat, sa tâche était d’entériner que mon père avait pris les bonnes décisions en me remettant à ma place, en rétablissant l’ordre social naturel.

Si je me souviens si bien de cet événement traumatisant, c’est parce que c’est une histoire qui s’est racontée encore et encore au sein de notre famille. Personne ne se souciait du fait que raconter constamment cet épisode puisse déclencher un stress post-traumatique ; il était nécessaire de répéter cette histoire pour renforcer à la fois le message et la mémoire de l’état d’impuissance absolue qui en résultait. Le souvenir de cette correction brutale d’une petite fille par un homme grand et fort n’a pas servi seulement à me rappeler la place genrée que j’occupais, c’était un rappel à tou·te·s ce·lle·ux qui l’ont vue et qui s’en souviennent – à tou·te·s mes frères et sœurs, hommes et femmes, et à notre mère, une femme adulte – que notre père patriarcal était le chef de notre ménage. Nous devions nous rappeler que si nous n’obéissions pas à ses règles, nous serions puni·e·s, puni·e·s même jusqu’à la mort. C’est ainsi que le patriarcat s’apprend, par l’expérience.

Cette expérience n’a rien d’unique, ni même d’exceptionnel. Écoutez les voix des adultes, blessés au cours de leur enfance en étant élevés dans des foyers patriarcaux. Vous entendrez différentes versions d’un même thème sous-jacent : celui de l’utilisation de la violence pour renforcer notre endoctrinement et notre acceptation du patriarcat. Dans son livre How Can I Get Through To You ?, le thérapeute familial Terrence Real raconte comment ses fils ont été initiés à la pensée patriarcale alors même que leurs parents s’efforçaient de créer un foyer aimant dans lequel des valeurs anti-patriarcales prévalaient. Il raconte comment son jeune fils, Alexander, aimait s’habiller en Barbie jusqu’à ce que des garçons jouant avec son frère aîné le découvrent arborant le personnage de Barbie et lui fassent savoir, par leur regard et par leur silence choqué et désapprobateur, que son comportement était inacceptable :

Sans un soupçon de malveillance, le regard que mon fils a reçu a transmis un message. « Tu ne dois pas faire ça. » Et le message a été diffusé à travers une émotion redoutable : la honte. À trois ans, Alexander apprenait les règles. Une transaction silencieuse de dix secondes avait été suffisamment puissante pour dégouter à ce moment précis mon fils de ce qui avait été une activité favorite. J’appelle de pareils moments la « traumatisation normale » des garçons.

Pour endoctriner les garçons dans les règles du patriarcat, nous les forçons à ressentir de la douleur et à nier leurs sentiments.

Mes histoires ont eu lieu dans les années 1950 ; les histoires que Real raconte sont récentes. Elles soulignent toutes la tyrannie de la pensée patriarcale, le pouvoir qu’a la culture patriarcale de nous garder captifs. Real est l’un des penseurs les plus éclairés sur le sujet de la masculinité patriarcale dans notre pays, et il laisse pourtant savoir aux lecteurs qu’il n’est pas en mesure de garder ses garçons hors de portée du patriarcat. Comme tous les garçons et toutes les filles, ils en subissent les agressions à un degré plus ou moins grand. Sans doute en créant un foyer aimant qui n’est pas patriarcal, Real offre au moins un choix à ses garçons : ils peuvent choisir d’être eux-mêmes ou choisir de se conformer aux rôles patriarcaux. Real utilise l’expression « patriarcat psychologique » pour décrire la pensée patriarcale commune aux femmes et aux hommes. En dépit de la pensée féministe contemporaine éclairée qui montre clairement qu’on n’a pas besoin d’être un homme pour penser de façon patriarcale, la plupart des gens continuent à considérer les hommes comme le problème du patriarcat. Ce n’est tout simplement pas le cas. Les femmes peuvent être aussi attachées que les hommes à la pensée et à l’action patriarcales.

Le psychothérapeute John Bradshaw donne dans son livre Creating Love une
définition utile du patriarcat : « Le dictionnaire définit “patriarcat”
comme une “organisation sociale marquée par la suprématie du père dans
le clan ou dans la famille dans les fonctions domestiques et
religieuses”. » Le patriarcat est caractérisé par la domination et le
pouvoir des hommes. Il ajoute que « les règles patriarcales régissent
encore la plupart des systèmes religieux, scolaires et familiaux du
monde ». Décrivant les plus dommageables de ces règles, Bradshaw énumère
« l’obéissance aveugle – le fondement sur lequel repose le patriarcat, la répression de toutes les émotions sauf la peur, la destruction de la volonté individuelle, et la répression de toute forme de pensée qui quitte celle de la figure d’autorité. » La pensée patriarcale façonne les valeurs de notre culture. Nous sommes socialisé·e·s dans ce système, les femmes aussi bien que les hommes. La plupart d’entre nous ont appris les attitudes patriarcales dans notre famille d’origine, ce sont généralement nos mères qui nous les ont enseignées. Ces attitudes apprises ont été renforcées dans les écoles et les institutions religieuses.

L’existence aujourd’hui de ménages dirigés par une femme a amené de nombreuses personnes à supposer que les enfants de ces ménages n’apprendraient pas les valeurs patriarcales, car aucun homme ne serait présent. Ces gens supposent que les hommes sont à eux seuls porteurs de la pensée patriarcale. Pourtant, de nombreux ménages dirigés par une femme adoptent et encouragent une pensée patriarcale avec une passion bien plus grande que les ménages biparentaux. Parce qu’elles ne font pas l’expérience d’une réalité permettant de nuancer les fantasmes concernant les rôles genrés, les femmes de ces ménages sont beaucoup plus susceptibles d’idéaliser le rôle patriarcal masculin et les hommes patriarcaux que les femmes qui vivent quotidiennement avec des hommes patriarcaux. Nous devons souligner le rôle que jouent les femmes dans la perpétuation et le maintien de la culture patriarcale afin de reconnaître le patriarcat comme un système que les femmes et les hommes soutiennent à parts égales, même si les hommes en tirent plus de privilèges. Démanteler et changer la culture patriarcale est un travail que les femmes et les hommes doivent faire ensemble.

Il est clair que nous ne pouvons pas défaire un système tant que nous participons à un déni collectif quant à son impact sur nos vies. Le patriarcat exige la domination masculine par tous les moyens nécessaires, et pour cela il autorise, promeut, et ferme délibérément les yeux sur la violence sexiste – c’est-à-dire qu’il l’invisibilise et la pardonne. Le plus souvent quand nous entendons parler de violence sexiste dans l’espace public, il s’agit de viol ou d’abus entre partenaires domestiques. Mais les formes les plus courantes de violence patriarcale se produisent au sein du foyer entre des parents patriarcaux et leurs enfants. L’objectif de cette violence est généralement de renforcer un modèle de domination, dans lequel il est estimé que la figure d’autorité gouverne ceux qui sont privés de pouvoir et possède le droit de maintenir le sien par des pratiques d’assujettissement, de subordination et de soumission.

Empêcher les hommes et les femmes [males and females] de dire la vérité sur ce qui se passe dans leurs familles est une manière de maintenir la culture patriarcale. Une grande majorité des individus obéissent à une règle culturelle tacite qui exige que nous gardions les secrets du patriarcat, protégeant ainsi le règne du père. Cette loi du silence est soutenue par cette culture qui refuse à chacun un accès même au mot de « patriarcat ». La plupart des enfants n’apprennent pas à nommer ce système qui institutionnalise les rôles de genre, tant nous l’évoquons rarement dans nos discussions quotidiennes. Ce silence favorise le déni. Et comment pourrions-nous nous organiser pour contester et transformer un système que nous ne pouvons même pas nommer ?

Ce n’est pas un hasard si les féministes ont commencé à utiliser le mot « patriarcat » pour remplacer les termes « chauvinisme masculin » et « sexisme », plus communément utilisés. Ces voix courageuses ont demandé aux hommes et aux femmes de prendre davantage conscience de la manière dont le patriarcat nous affecte tou·te·s. Dans la culture populaire, le mot lui-même était à peine utilisé à l’apogée du féminisme contemporain. Les activistes anti-mâles n’étaient pas plus désireuses que leurs homologues sexistes mâles de mettre l’accent sur le patriarcat et sur son fonctionnement. En effet, cela aurait automatiquement démenti l’idée que les hommes étaient tout-puissants et les femmes impuissantes, que tous les hommes étaient des oppresseurs et les femmes toujours et seulement des victimes. En imputant la perpétuation du sexisme aux hommes uniquement, ces femmes pouvaient ainsi maintenir leur propre allégeance au patriarcat, leur propre soif de pouvoir. Elles ont masqué leur aspiration à être elles-mêmes dominantes en se donnant le rôle de victime.

Comme beaucoup de féministes radicales et éclairées, j’ai contesté l’idée erronée, avancée par des femmes qui en avaient assez de l’exploitation et de l’oppression masculines, selon laquelle les hommes étaient « l’ennemi ». Dès 1984, j’avais inclus dans mon livre Théorie féministe : de la marge au centre, un chapitre intitulé « Hommes : camarades de lutte », appelant les défenseur·euse·s des politiques féministes à contester toute rhétorique qui imputerait la perpétration du patriarcat et de la domination masculine aux hommes seulement.

Une idéologie séparatiste encourage les femmes à ignorer l’effet négatif du sexisme sur les hommes. Elle souligne la polarisation entre les sexes. Selon Joy Justice, les séparatistes estiment qu’il existe « deux points de vue fondamentaux » lorsqu’il s’agit d’identifier les victimes du sexisme : « Un point de vue note que les hommes oppriment les femmes. Et l’autre point de vue observe que les gens sont des gens, et que nous sommes tou·te·s blessé·e·s par une conception rigide des rôles attribués aux sexes. » Les deux perspectives décrivent avec précision le pétrin dans lequel nous nous trouvons. Les hommes oppriment les femmes. Des gens sont blessés par des rôles sexistes rigides. Ces deux réalités coexistent. L’oppression des femmes par les hommes [males] ne peut pas être excusée par la reconnaissance du fait que les rôles sexistes rigides blessent aussi les hommes de certaines façons. Les militant·e·s féministes devraient reconnaître cette blessure et travailler pour la changer, car elle existe. Cela ne supprime pas ni n’atténue la responsabilité des hommes qui soutiennent et perpétuent leur pouvoir sous le régime du patriarcat pour exploiter et opprimer les femmes d’une manière bien plus grave que le stress psychologique et la souffrance émotionnelle provoquée par le fait de se conformer, pour des hommes, à des structures rigides de rôles sexistes.

Tout au long de cet essai, j’ai insisté sur le fait que des féministes se rendent complices de la souffrance des hommes blessés par le patriarcat lorsqu’iels les représentent à tort comme toujours et uniquement puissants, comme toujours et uniquement tirant des privilèges de leur obéissance au patriarcat. Je voudrais mettre l’accent sur le lavage de cerveau que l’idéologie patriarcale inflige aux hommes en leur faisant croire que leur domination sur les femmes est à leur avantage alors qu’elle ne l’est pas :

Souvent, les militant·e·s féministes corroborent cette idée alors que nous devrions constamment nommer ces actions comme l’expression de relations de pouvoir perverties, d’un manque général de contrôle de soi et de ses actions, d’une impuissance émotionnelle, d’une extrême irrationalité et, dans de nombreux cas, d’une véritable insanité. L’absorption passive de l’idéologie sexiste permet aux hommes d’interpréter à tort leur comportement malsain comme positif. Tant que les hommes seront endoctrinés à assimiler la domination violente et l’abus des femmes comme un privilège, ils ne comprendront pas les dommages causés à eux-mêmes ni aux autres, et n’auront aucune motivation à changer.

Le patriarcat exige des hommes qu’ils deviennent et restent mutilés, amputés émotionnellement. Comme il s’agit d’un système qui empêche les hommes de jouir pleinement de leur liberté de vouloir, il est difficile pour un homme, quelle que soit sa classe sociale, de se rebeller contre le patriarcat, d’être déloyal envers le parent patriarcal, qu’il s’agisse d’une mère ou d’un père.

L’homme qui a été ma relation principale pendant plus de douze ans était traumatisé par la dynamique patriarcale de sa famille d’origine. Quand je l’ai rencontré, il avait une vingtaine d’années. Alors qu’il avait passé ses plus jeunes années en compagnie d’un père violent et alcoolique, sa situation a changé lorsqu’il avait douze ans et qu’il a commencé à vivre seul avec sa mère. Dans les premières années de notre relation, il parlait ouvertement de son hostilité et de sa rage envers son père abusif. Il ne voyait pas d’intérêt dans le pardon ou dans la recherche de compréhension des circonstances qui ont façonné et influencé la vie de son père, soit dans son enfance, soit dans sa vie professionnelle en tant que militaire.

Dans les premières années de notre relation, il était extrêmement critique à propos de la domination masculine [male] sur les femmes et les enfants. Bien qu’il n’ait pas utilisé le mot « patriarcat », il en avait compris le sens et y était opposé. Ses manières douces et calmes amenaient souvent les gens à l’ignorer, à le compter parmi les faibles et les personnes dénuées de pouvoir. Vers l’âge de trente ans, il a commencé à adopter un caractère plus macho, se rapprochant du modèle dominant qu’il avait autrefois critiqué. En revêtant l’habit du patriarche, il a gagné plus de respect et de visibilité. Il a attiré plus de femmes. Il a été plus remarqué dans les sphères publiques. Et sa critique de la domination masculine a cessé. Il a même commencé à adopter une rhétorique patriarcale, en disant le genre de choses sexistes qui l’auraient révolté auparavant.

Ces changements de mentalité et de comportement ont été provoqués par son désir d’être accepté et soutenu dans un milieu de travail patriarcal, et rationalisés par son désir d’aller de l’avant. Son histoire n’a rien d’inhabituel. Les garçons brutalisés et victimisés par le patriarcat deviennent le plus souvent patriarcaux, incarnant la masculinité patriarcale abusive qu’ils avaient autrefois clairement reconnue comme malfaisante. Peu d’hommes brutalement abusés en tant que garçons au nom de la masculinité patriarcale résistent courageusement à l’endoctrinement et restent fidèles à eux-mêmes. La plupart des hommes se conforment au patriarcat d’une manière ou d’une autre.

En effet, la critique féministe radicale du patriarcat a pratiquement été réduite au silence dans notre culture. Elle est devenue un discours de sous-culture réservée à des élites bien éduquées. Et même dans ces milieux, utiliser le mot « patriarcat » est considéré comme dépassé. Souvent, dans mes conférences, lorsque j’utilise l’expression « patriarcat capitaliste, impérialiste et suprématiste blanc » pour décrire le système politique de notre pays, le public rit. Personne n’a jamais expliqué pourquoi nommer précisément ce système était amusant. Le rire est en soi une arme du terrorisme patriarcal : il opère un déni, mettant en doute l’importance de ce qui est nommé. Il suggère que les mots eux-mêmes sont problématiques et non le système qu’ils décrivent. J’interprète ce rire comme l’expression du malaise du public au moment où je leur demande de s’allier à une critique anti-patriarcale désobéissante. Ce rire me rappelle que si j’ose défier le patriarcat ouvertement, je risque de ne pas être prise au sérieux.

Les citoyens de ce pays ont peur de contester le patriarcat, même s’ils n’ont pas conscience qu’ils ont peur, tant les règles du patriarcat sont profondément ancrées dans notre inconscient collectif. Je dis souvent à mes auditeurs que si nous faisions du porte-à-porte pour demander si nous devons mettre fin aux violences masculines [males] envers les femmes, la plupart des gens nous donneraient leur soutien sans équivoque. Mais si nous leur disions ensuite que nous pouvons seulement mettre fin à la violence masculine [male] envers les femmes en mettant fin à la domination masculine [male] et en éradiquant le patriarcat, ils commenceraient à hésiter, à changer d’avis. En dépit des nombreuses avancées du mouvement féministe contemporain – une plus grande égalité pour les femmes sur le marché du travail, une plus grande tolérance envers l’abandon d’une conception rigide des rôles de genre – le patriarcat en tant que système reste intact et de nombreuses personnes continuent de croire qu’il est nécessaire pour la survie de l’humanité en tant qu’espèce. Cette croyance peut paraître ironique, étant donné que les méthodes patriarcales d’organisation des nations, en particulier son insistance sur la violence comme moyen de contrôle social, ont en réalité conduit au massacre de millions de personnes sur cette planète.

Tant que nous ne serons pas en mesure de reconnaître collectivement les dommages causés par le patriarcat et les souffrances qu’il génère, nous ne pourrons pas nous attaquer à la souffrance masculine [males]. Nous ne pouvons pas lutter pour que les hommes aient le droit d’être entiers, d’être des donneurs de soins et des pourvoyeurs de vie. Il est évident que certains hommes patriarcaux sont des soignants et des pourvoyeurs fiables et même bienveillants, mais ils sont toujours emprisonnés par un système qui mine leur santé mentale.

Le patriarcat est un terrain fertile au développement de la folie. Il est à la base des problèmes psychologiques qui touchent les hommes de notre pays. Cependant, il n’y a pas d’inquiétude de masse concernant le sort des hommes. Dans son ouvrage Stiffed : The Betrayal of the American Man, Susan Faludi évoque à peine le patriarcat :

Demandez aux féministes de diagnostiquer les problèmes des hommes et vous obtiendrez souvent une explication très claire : les hommes [men] sont en crise parce que les femmes mettent à mal la domination des hommes [males]. Les femmes demandent aux hommes de partager les rênes de la vie publique et ceux-ci ne peuvent pas le supporter. Posez la même question aux antiféministes et vous obtiendrez un diagnostic qui est, dans un sens, similaire : « Les hommes sont troublés », diront des pontes conservateurs, « parce que les femmes ont dépassé de loin leurs revendications d’un traitement égalitaire et tentent désormais de dérober le pouvoir et le contrôle des hommes… » Le message sous-jacent est le suivant : les hommes ne peuvent pas être des hommes, mais bien plutôt des eunuques, s’ils n’ont pas le contrôle. Ces points de vue féministe et antiféministe sont tous deux enracinés dans une perception américaine particulièrement moderne selon laquelle être un homme signifie être aux commandes et à tout moment se sentir en contrôle.

Faludi n’interroge jamais la notion de contrôle. Elle n’envisage jamais la possibilité que soit fausse l’idée selon laquelle les hommes auraient eu un jour tout contrôle et tout pouvoir, et toute satisfaction au sujet de leurs vies, jusqu’à l’émergence du mouvement féministe contemporain.

En tant que système, le patriarcat a refusé aux hommes l’accès à un complet bien-être émotionnel, ce qui est bien différent que de se sentir reconnu, couronné de succès ou puissant en raison de sa capacité à exercer son contrôle sur les autres. Pour véritablement faire face à la souffrance et à la crise masculine [male pain and male crisis], nous devons, en tant que nation, être prêts à mettre à nu la dure réalité du patriarcat qui a nui aux hommes par le passé et qui continue à leur nuire aujourd’hui. Si le patriarcat était vraiment gratifiant pour les hommes, la violence et les addictions, tellement omniprésentes dans la vie des familles, n’existeraient pas. Cette violence n’a pas été créée par le féminisme. Si le patriarcat était gratifiant, le mécontentement accablant ressenti par la plupart des hommes dans leur vie professionnelle – un mécontentement largement documenté dans le travail de Studs Terkel et repris dans le traité de Faludi – n’existerait pas.

De plusieurs façons, Stiffed représente encore une trahison de plus pour les hommes américains, parce que Faludi passe tellement de temps à éviter de défier le patriarcat qu’elle ne parvient pas à mettre en évidence la nécessité de mettre fin au patriarcat si nous voulons libérer les hommes. Elle écrit plutôt :

Au lieu de me demander pourquoi les hommes résistent dans la lutte des femmes pour une vie plus libre et plus saine, j’ai commencé à me demander pourquoi les hommes s’abstiennent de s’engager dans leur propre lutte. Pourquoi, malgré un crescendo de crises de colère décousues, n’ont-ils donné aucune réponse méthodique et raisonnée à leur situation difficile : étant donné la nature insoutenable et insultante des exigences imposées aux hommes pour faire leurs preuves dans notre culture, pourquoi les hommes ne se révoltent-ils pas ? Pourquoi les hommes n’ont-ils pas réagi à la série de trahisons qui ont cours dans leur propre vie – aux manquements de leurs pères à tenir leurs promesses – avec quelque chose d’égal au féminisme ?

Notez que Faludi n’ose pas courir le risque de la colère des femmes [females] féministes en suggérant que les hommes peuvent trouver leur salut dans le mouvement féministe, ni d’être rejetée par de potentiels lecteurs masculins [male] fermement antiféministes, en suggérant qu’ils aient quelque chose à gagner à s’intéresser au féminisme.

Jusqu’ici, dans notre société, le mouvement féministe est la seule lutte pour la justice qui souligne la nécessité de mettre fin au patriarcat. Aucun mouvement de masse unissant des femmes n’a contesté le patriarcat et aucun groupe d’hommes ne s’est réuni pour mener cette lutte. La crise à laquelle les hommes sont confrontés n’est pas la crise de la masculinité, c’est la crise de la masculinité patriarcale. Tant que nous n’aurons pas clarifié précisément cette distinction, les hommes continueront à craindre que toute critique du patriarcat représente pour eux une menace. Le thérapeute Terrence Real, en faisant la distinction entre patriarcat politique et patriarcat psychologique, considère le premier comme étant largement engagé dans la lutte contre le sexisme, et explique clairement que le patriarcat qui nous blesse tous est ancré dans notre psychisme :

Le patriarcat psychologique est la dynamique entre ces qualités considérées comme « masculines » et « féminines », dans lesquelles la moitié de nos traits humains sont exaltés pendant que l’autre moitié est dévaluée. Les hommes et les femmes participent tous deux à ce système de valeurs torturé. Le patriarcat psychologique est une « danse du mépris », une forme de connexion perverse qui remplace la véritable intimité par des couches complexes et secrètes de domination et de soumission, de collusion et de manipulation. C’est ce paradigme relationnel massivement ignoré qui a imprégné la civilisation occidentale de génération en génération, déformant les deux sexes et détruisant le lien passionnel entre eux.

Insistant sur la notion de patriarcat psychologique, il apparaît que tout le monde est parti prenant, ce qui nous libère de l’idée erronée selon laquelle les hommes sont l’ennemi. Pour mettre fin au patriarcat, nous devons remettre en question conjointement ses manifestations psychologiques et concrètes dans la vie quotidienne. Il y a des gens qui sont capables de critiquer le patriarcat, mais incapables d’agir de manière anti-patriarcale.

Pour mettre fin à la souffrance des hommes, pour répondre efficacement à la crise masculine [male], nous devons nommer le problème. Nous devons reconnaître que le problème est le patriarcat et travailler pour y mettre fin. Terrence Real nous apporte une précieuse idée : « La lutte pour la complétude est un processus encore plus complexe pour les hommes qu’il ne l’a été pour les femmes, plus difficile et plus profondément menaçant pour la culture en général. » Si les hommes veulent récupérer la bonté essentielle de l’être masculin [male], regagner le droit à avoir un cœur ouvert et à exprimer leurs émotions, ce qui est à la base du bien-être, nous devons imaginer des alternatives à la masculinité patriarcale. Nous devons tou·te·s changer.

Traduction en français par Arnaud Crutzen et Rachel Hoekendijk du texte “Understanding Patriarchy” de bell hooks, publié initialement dans le livre The Will to Change : Men, Masculinity, and Love (New York, Atria Books, 2004).

Ce texte a également été publié en 2010 sous forme de brochure en version originale, dans une co-édition de la Louisville Anarchist Federation (LAFF) et le collectif No Borders de Louisville (Kentucky).

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