— we are all very anxious
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Ce texte est initialement paru sur weareplanc.org en avril 2014. Cette traduction à été diffusée sur le site zinzinzine.net
1 – Chaque phase du capitalisme a son propre affect réactionnel dominant.[1]
Chaque phase du capitalisme correspond à un affect particulier qui le maintient en place. Ce n’est pas une situation figée. La prévalence d’un affect dominant[2] particulier est maintenue uniquement tant que des stratégies de résistances capables de détruire cet affect particulier et/ou ces sources sociales n’ont pas été formulées. Ainsi, le capitalisme entre constamment en crise et se recompose autour de nouveaux affects dominants.
Un des aspects de chacune des phases d’affect dominant est qu’il s’agit d’un secret de polichinelle, quelque chose que tout le monde sait, mais que personne n’admet, ou n’évoque. Tant que l’affect dominant est un secret de polichinelle, il reste efficace, et les stratégies contre lui n’émergeront pas.
Les secrets de polichinelle sont généralement personnalisés. Le problème n’est visible qu’à un niveau personnel et psychologique ; les causes sociales du problème sont dissimulées. Chaque phase accuse les victimes du système des souffrances que le système cause. Et il présente une part fondamentale de sa logique de fonctionnement comme un problème contingent et ponctuel.
Dans l’ère moderne (jusqu’aux accords d’après-guerre), l’affect dominant était la désolation [« misery » en anglais]**. Au 19e siècle, le discours dominant était que le capitalisme menait à l’enrichissement général. Le secret de polichinelle de ce discours était la désolation de la classe ouvrière. La dénonciation de cette désolation a été le fait des révolutionnaires. La première vague des mouvements sociaux modernes au dix-neuvième siècle était une machine à combattre la désolation. Des tactiques telles que la grève, les luttes salariales, l’organisation politique, les coopératives et les financements de grèves étaient des moyens efficaces de vaincre le pouvoir de la désolation en assurant un certain minimum social. Certaines de ces stratégies fonctionnent encore pour combattre la désolation.
Lorsque la désolation a cessé de fonctionner comme stratégie de contrôle, le capitalisme est passé à l’ennui. Dans le milieu du vingtième siècle, le discours public dominant était que le niveau de vie – qui élargissait l’accès à la consommation, aux services de santé et à l’éducation – augmentait. Tout le monde était heureux dans les pays riches, et les pays pauvres étaient sur le chemin du développement. Le secret de polichinelle était que tout le monde s’ennuyait. C’était un effet du système fordiste qui prédominait jusque dans les années 80 – un système basé sur le plein emploi à vie, la couverture sociale garantie, la consommation de masse, la culture de masse, et la cooptation du mouvement ouvrier qui avait été créé pour combattre la désolation. La sécurité de l’emploi et la couverture sociale réduisait l’anxiété et la désolation, mais les emplois étaient ennuyeux, faits de tâches simples et répétitives. Le capitalisme du milieu du vingtième siècle donnait tout ce qui était nécessaire à la survie, mais pas la possibilité de vivre ; c’était un système fondé sur le gavage à la survie jusqu’à saturation.
Bien sûr, les travailleuseurs sous le fordisme n’avaient pas tou·tes réellement un emploi stable et un accès à la sécurité – mais ceci était le principal modèle du travail, autour duquel était agencé le système plus large. Il y avait vraiment trois accords dans cette phase, et l’accord des travailleuseurs de la catégorie B – ennui contre sécurité – était le plus exemplaire de la conjoncture de l’ennui fordiste. Aujourd’hui, l’accord des travailleuseurs de la catégorie B a été largement éliminé, laissant un gouffre entre les travailleuseurs A et C (les personnes incluses à la société de consommation, et l’autonomie et l’insécurité des personnes plus marginales).
2 – La résistance contemporaine est née de la vague des années 60, en réponse à l’ennui comme affect dominant.
Si chaque étape du système dominant a un affect dominant, alors chaque étape de résistance a besoin de stratégies pour vaincre ou dissoudre cet affect. Si la première vague de mouvements sociaux était une machine à combattre la désolation, la seconde vague (des années 60-70, ou plus largement (et légèrement) 60-90) était une machine à combattre l’ennui. C’est la vague à partir de laquelle sont nés nos propres mouvements, et qui continue à infléchir la plupart de nos théories et pratiques.
La plupart des tactiques de cette époque étaient/sont d’échapper au cycle travail-consommation-mort. Les situationnistes ont ouvert la voie à une série de tactiques dirigées contre l’ennui, déclarant que « Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui ». L’autonomie combattait l’ennui par le refus du travail, à la fois à l’intérieur du travail (en utilisant le sabotage et le ralentissement) et contre lui (par la paresse et en arrêtant de travailler). Ces formes de protestations étaient associées à un processus social plus large d’exode contre-culturel des formes dominantes de travail et des rôles sociaux ennuyeux.
Dans le mouvement féministe, le « malaise de la ménagère » a été théorisé comme systémique dans les années 60. Plus tard, de nouvelles insatisfactions ont été révélées par l’augmentation des prises de conscience, et à travers les textes et les actions (depuis « Le mythe de l’orgasme vaginal » jusqu’aux manifestations des Redstockings) qui en découlaient. Des tendances similaires peuvent être observées dans le Théâtre de l’Opprimé·e, la pédagogie critique, les principaux styles d’action directe (carnavalesque, militant, et pacifiste), et aussi tard que dans les années 90 dans des mouvements tels que le « free party movement », « Reclaim the Streets », la culture DIY, et la culture hacker.
Au milieu du siècle, la réorientation faisant passer de la désolation à l’ennui était primordiale dans l’émergence d’une nouvelle vague de révolte. Nous sommes la toute fin de cette vague. Tout comme les tactiques de la première vague fonctionnent encore lorsqu’on combat la désolation, les tactiques de la seconde vague fonctionnent encore lorsqu’on combat l’ennui. La difficulté c’est que l’on fait moins face à l’ennui comme ennemi principal. C’est pourquoi la résistance militante est bloquée dans son impasse présente.
3 – Le capitalisme a largement absorbé la lutte contre l’ennui.
Il y a eu une récupération partielle du combat contre l’ennui. Le capitalisme a poursuivi son exode dans des espaces situés au-delà du travail, en créant l’usine sociale – un domaine où toute la société est organisée comme un lieu de travail. La précarité est utilisée pour forcer les gens à retourner au travail dans un domaine d’activité étendu qui inclut maintenant la totalité de l’usine sociale.
Beaucoup d’exemples de cette poursuite peuvent être énumérés. Les entreprises ont adopté des modèles de gestion affinés qui incitent les gens non seulement à gérer, mais à investir leur âme dans leur travail. La société de consommation fournit un panel plus large de produits niches et de distractions constantes qui n’est pas autant déterminé par le goût des masses qu’avant. De nouveaux produits, comme les jeux vidéos et les médias sociaux, impliquent des niveaux accrus d’implication individuelle active et de stimulation désocialisée. Les lieux de travail sont diversifiés au moyen de micro-différences et de gestion de performance, ainsi que par la multiplication de situations de travail temporaire et semi-indépendant à la marge du capitalisme. Le capitalisme a encouragé la croissance d’identités secondaires médiatisées – la représentation de soi à travers les médias sociaux, la consommation ostentatoire, et la formation continue – qui doivent être obsessionnellement entretenues. Des formes variées de résistance de la période précédente ont été récupérées, ou ressuscitées sous une forme apprivoisée une fois que l’originale s’est éteinte : par exemple, les boîtes de nuit et les festivals remplacent la rave.
4 – Dans le capitalisme contemporain, l’affect réactionnel dominant est l’anxiété.
Le secret de polichinelle d’aujourd’hui c’est que tout le monde est anxieux·se. L’anxiété s’est déplacée de ces localisations précédentes (comme la sexualité) pour s’étendre à tout le champ social. Toutes les formes d’intensités, d’expression de soi, de connexion émotionnelle, d’immédiateté, et de jouissance sont maintenant entrelacées d’anxiété. C’est devenu le pivot de la subordination.
Une grande partie du fondement social de l’anxiété est le réseau omniprésent et à multifacette de surveillance. La NSA, la vidéosurveillance, les contrôles de gestion de performance, le pôle emploi, les systèmes de privilèges dans les prisons, les constants contrôles et classifications des écolier·es les plus jeunes. Mais ce réseau évident n’est que la carapace extérieure. Nous devons réfléchir à comment une conception néolibérale du succès inculque ces mécanismes à l’intérieur des subjectivités et des histoires de vies de la plupart de la population.
Nous devons penser comment l’exposition de soi délibérée et ostensiblement volontaire des gens, à travers les médias sociaux, la consommation ostentatoire et le choix de postes dans le domaine de l’opinion, joue aussi un rôle dans le regard permanent des autres virtuel·les. Nous devons penser aux façons dont ce regard modifie la manière dont on trouve, mesure et connaît l’autre, en tant que co-acteurices dans une perpétuelle performance indéfiniment observée. Par la suite, notre succès dans cette performance affecte entièrement notre capacité à accéder à de la chaleur humaine et même notre capacité à accéder à des moyens de subsistance, pas seulement sous forme de salaires, mais aussi sous forme de crédits. Les dehors du champ de surveillance médiatisée sont de plus en plus fermés, tout comme l’espace public est bureaucratisé et privatisé, et une gamme croissante de l’activité humaine est criminalisée [ou psychiatrisée !] en raison du risque, de la sécurité, de la nuisance, de la qualité de vie, ou du comportement antisocial.
Dans ce champ de plus en plus sécurisé et visible, on nous ordonne de communiquer. L’incommunicable est exclu. Puisque nous sommes toutes et tous remplaçables, le système menace de déconnecter n’importe qui à n’importe quel moment, dans un contexte où les alternatives sont forcloses par avance, afin que la déconnexion forcée entraîne une désocialisation – ce qui mène à un non-choix absurde entre inclusion désocialisée et exclusion désocialisée. Cette menace se manifeste par de petites choses dans les pratiques disciplinaires d’aujourd’hui – des « temps morts » et interdictions de connexion internet, jusqu’aux licenciements et à la perte d’allocations – et culmine dans les formes draconiennes d’isolements qu’on trouve en prison [ou en psychiatrie !]. De tels régimes sont le degré zéro du contrôle par l’anxiété : la destruction de toutes les coordonnées de connectivité dans un contexte de danger constant, afin de produire un effondrement de la personnalité.
L’affect d’anxiété qui domine actuellement est aussi connu sous le nom de précarité. La précarité est une forme d’insécurité qui menace les gens d’éjection pour imposer le contrôle. La précarité diffère de la désolation dans la mesure où ce qui est nécessaire à la vie n’est pas simplement absent. C’est disponible, mais retenu sous condition.
La précarité mène au désespoir généralisé ; une constante excitation corporelle sans libération. De plus en plus de jeunes vivent chez leurs parent·es. Des parts importantes de la population – plus de 10 % au Royaume-Uni – prennent des antidépresseurs. Le taux de naissances est en déclin, l’insécurité rendant les gens réticent·es à fonder une famille. Au Japon, des millions de jeunes ne quittent jamais leur maison (les hikikomori), alors qu’à une échelle épidémique d’autres travaillent littéralement à mort. Les études montrent que la moitié de la population du Royaume-Uni vit dans l’insécurité de revenus.
Économiquement, les aspects du système d’anxiété incluent : la production à « moindres coûts », la financiarisation et l’asservissement à la dette qui en résulte, la communication rapide et la fuite financière, et la globalisation de la production. Les lieux de travail comme les centres d’appels sont de plus en plus communs, là où tout le monde s’observe, essaye de maintenir l'« orientation de services » exigée, et est constamment sujet à la réévaluation et à l’échec potentiel autant par les demandes quantitatives sur les nombres d’appels, que par un processus qui refuse à la plupart des travailleuseurs un travail stable (iels doivent travailler six mois pour simplement recevoir un emploi, et non un lieu de stage). Le management par l’image signifie que l’écart entre les règles officielles et ce qui se passe réellement est plus grand que jamais. Et le climat post 11 septembre canalise cette anxiété généralisée dans des politiques globales.
5 – L’anxiété est un secret de polichinelle.
L’anxiété excessive et le stress sont un secret de polichinelle. Quand on les aborde, ils sont compris comme des problèmes psychologiques individuels, souvent imputés à de mauvais schémas de pensées ou à de la mauvaise adaptation.
En effet, le discours public dominant suggère que nous avons besoin de plus de stress, afin de rester sain·es et sauve·fs (à travers la sécurisation) et « compétitive·ifs » (à travers la gestion de performance). Chaque panique morale, chaque nouvel effondrement ou nouvelle série de lois répressives, s’ajoute au poids cumulé de l’anxiété et du stress résultant de la surréglementation générale. Réelle, l’insécurité humaine est canalisée pour alimenter la sécurisation. C’est un cercle vicieux, car la sécurisation augmente les causes mêmes (le fait d’être remplaçable, la surveillance, la régulation intensive) qui provoquent l’anxiété. En effet, la sécurité de la Nation est utilisée comme substitut indirect de la sécurité du Moi. Encore une fois, il y a des précédents : l’utilisation de la grandeur nationale comme compensation indirecte pour la désolation, et l’utilisation de la guerre mondiale comme une canalisation de la frustration découlant de l’ennui.
L’anxiété est aussi canalisée vers le bas. Le manque de contrôle des gens sur leur propre vie mène à une lutte obsessionnelle pour reprendre du contrôle par la microgestion de tout ce qu’il est possible de contrôler. Les techniques de gestion parentale, par exemple, sont vendues comme des façons de réduire l’anxiété des parent·es en fournissant un scénario défini qu’iels peuvent suivre. À un niveau social plus large, les anxiétés latentes générées par la précarité alimentent les projets obsessionnels de régulation sociale et de contrôle social. Cette anxiété latente est de plus en plus projetée sur les minorités.
L’anxiété est personnalisée de beaucoup de façons – des discours de la Nouvelle Droite qui accusent les pauvres de la pauvreté, aux thérapies contemporaines qui traitent l’anxiété comme un déséquilibre neurologique ou un schéma de pensée dysfonctionnel. Une centaine de variétés de discours de « gestion » – la gestion du temps, la gestion de la colère, la gestion parentale, la gestion de l’image personnelle, la ludification – offrent aux sujets anxieux·ses une illusion de contrôle en échange d’une conformité toujours plus grande au modèle capitaliste de subjectivité. Et de nombreux autres discours visant à désigner un bouc émissaire et à criminaliser traitent la précarité comme une question de déviance personnelle, d’irresponsabilité, ou d’auto-exclusion pathologique. Beaucoup de ces discours cherchent à maintenir la superstructure du fordisme (nationalisme, intégration sociale) sans son infrastructure (une économie nationale, l’assistance sociale, et le plein emploi). Les doctrines de responsabilité individuelle sont centrales dans cette violence réactionnaire, renforçant la vulnérabilité et la possibilité d’être replacé·e. Ensuite il y a l’industrie de l’estime de soi, l’effusion massive de médias disant aux gens comment atteindre le succès par la pensée positive – comme si les sources d’anxiété et de frustration étaient simplement illusoires. Cela indique une tendance à privatiser les problèmes, à la fois ceux qui concernent le travail, et ceux qui concernent la psychologie.
Précédemment, nous avons fait valoir que les gens doivent être isolé·es pour qu’un secret de polichinelle fonctionne. Ceci est vrai pour la situation actuelle, dans laquelle la communication authentique est de plus en plus rare. La communication est plus intrusive que jamais, mais progressivement la communication se produit plus que par des voies médiatisées par le système. Ainsi, a bien des regards, les gens sont empêché·es de communiquer réellement, même si le système demande que tout le monde soit connecté·e et communiquant-e. Les gens se conforment autant à la demande de communiquer au lieu de s’exprimer, qu’à l’autocensure dans les espaces médiatisés. De même, le travail affectif ne soulage pas l’anxiété ; il aggrave la souffrance des travailleuseurs et ne fait que distraire les consommateurices (les chercheur·es ont découvert que lorsque l’on exige des travailleuseurs qu’iels feignent le bonheur cela cause en réalité de graves problème de santé).
Le volume de communication est peu important. La recomposition – reconnexion – de forces sociales libératrices n’arrivera pas sans qu’il y ait des canaux par lesquels le secret de polichinelle lui-même puisse être exprimé. En ce sens, les gens sont fondamentalement plus seul·es que jamais. C’est difficile pour la plupart des gens (y compris beaucoup de militant·es) de reconnaître la réalité de ce qu’iels vivent et ressentent. Cela doit être quantifié, ou médiatisé (diffusé virtuellement), ou, pour nous, être déjà reconnu comme politique, pour être validé comme réel. Le secret de polichinelle ne correspond pas à ces critères, et reste donc invisible.
6 – Les tactiques et théories actuelles ne fonctionnent pas. Nous avons besoin de nouvelles tactiques et théories pour combattre l’anxiété.
Durant les périodes de mobilisation et de changement social réel, les gens ressentent une augmentation de leur pouvoir d’action, la capacité à s’exprimer, un sens de l’authenticité et de dé-répression ou désaliénation qui peut agir comme un traitement efficace de la dépression et des problèmes psychologiques ; une sorte d’expérience maximale. C’est ce qui soutient l’activité politique.
De telles expériences sont devenues bien plus rares ces dernières années.
Nous pouvons ici nous concentrer sur deux développements liés : la prévention et la punition procédurale. Les tactiques préventives sont celles qui arrêtent la protestation avant qu’elle ne commence, ou avant qu’elle ne puisse parvenir à quoi que ce soit. Le nassage, les arrestations de masse, les contrôles de police, le confinement, les perquisitions, et les arrestations préventives sont des exemples de ce genre de tactiques. La punition procédurale consiste à garder les gens dans une situation de peur, de souffrance, ou de vulnérabilité par l’abus de procédures conçues dans d’autres buts – comme garder les gens sous conditionnelle avant un jugement ou une inculpation ce qui perturbe leurs activités quotidiennes, utiliser des listes d’interdictions de vol et d’arrêts à la frontière pour harceler des dissident·es connu·es, effectuer de violentes perquisitions au petit matin, mettre inutilement la photo de gens dans la presse, arrêter des gens sur des soupçons (parfois en accord avec les quotas), utiliser des techniques de contraintes par la douleur, ou faire tranquillement savoir que quelqu’un·e est sous surveillance. Une fois que la peur de l’interférence de l’état est instillée, elle est renforcée par le réseau de surveillance visible qui est quadrillé à travers l’espace public, et qui agit comme un déclencheur de traumas et d’anxiété stratégiquement positionné.
Des preuves empiriques ont fourni de nombreux et terribles témoignages sur les effets de telles tactiques – des gens ont fini par être détruit·es nerveusement après des années à attendre un procès à charge pour lequel iels furent acquitté·es, par tenter de se suicider après des mois sans contact avec leur famille et leur ami·es, ou par avoir peur de l’extérieur après avoir subi de la maltraitance. Les effets sont tout aussi réels que si l’état était en train de tuer ou de faire disparaître des gens, mais ils sont rendus largement invisibles. En outre, beaucoup d’activistes radicale·aux font aussi les frais d’emplois précaires et de régimes sociaux punitifs. Nous échouons à échapper à la production généralisée de l’anxiété.
Si la première vague a fourni une machine à combattre la désolation, et la seconde vague une machine à combattre l’ennui, ce dont nous avons maintenant besoin c’est d’une machine à combattre l’anxiété – et c’est quelque chose que nous n’avons pas encore. Si nous concevons les choses en restant du côté de l’anxiété, nous n’avons pas encore effectué le « renversement de perspective » comme l’appelaient les Situationnistes – concevoir du point de vue du désir et non du pouvoir. Les formes de résistances d’aujourd’hui émergent encore de la lutte contre l’ennui, et depuis le remplacement de l’ennui par l’anxiété, elles ont cessé d’être efficaces.
La résistance militante actuelle ne combat pas l’anxiété et ne peut pas le faire. Elle implique souvent des expositions délibérées à des situations à haut niveau d’anxiété. Les insurgé·es dépassent l’anxiété en transformant des affects négatifs en colère, et en agissant avec cette colère à travers un affect projectif d’attaque. À bien des égards, cela fournit une alternative à l’anxiété. Cependant, il est difficile pour les gens de passer de l’anxiété à la colère, et il est facile d’être poussé·es dans l’autre sens, à cause de traumas. Nous avons remarqué une certaine tendance chez les insurgé·es à refuser de prendre au sérieux l’existence de barrières psychologiques à l’action militante. Leur réponse à tendance à être « Il suffit de le faire ! ». Mais l’anxiété est une force matérielle réelle – pas juste une vue de l’esprit. Bien sûr, ces sources sont souvent des vues de l’esprit, mais dépasser l’emprise d’une vue de l’esprit est rarement aussi simple que de la rejeter consciemment. Il y a toute une série de blocages psychologiques qui sous-tend le pouvoir d’illusion de la vue de l’esprit, ce qui est en définitive l’effet d’un affect réactionnel. Dire « Il suffit de la faire ! » c’est comme dire à quelqu’un qui a une jambe cassée : « Il suffit de marcher ! ».
La situation à l’air désespérée et sans issue, mais elle ne l’est pas. Cette impression est une conséquence des effets de la précarité – le sur-stress constant, la contraction du temps en un éternel présent, la vulnérabilité de chaque individu·e séparé·e (ou systématiquement médiatisé·e), la dominance du système dans tous les aspects de l’espace social. Structurellement le système est vulnérable. Le recours à l’anxiété est une mesure désespérée, utilisée en l’absence de formes plus fortes de conformité. La tentative du système pour continuer à fonctionner en faisant en sorte que les gens se sentent impuissant·es laisse la porte ouverte à de soudaines ruptures, foyers de révoltes. Alors, comment parvenir au stade où l’on ne se sent plus impuissant·es ?
7 – Nous avons besoin d’un nouveau type de prise de conscience axée sur la précarité.
Afin de formuler de nouvelles réponses à l’anxiété, nous devons retourner à la case départ. Nous devons construire depuis la base un nouvel ensemble de connaissances et de théories. À cette fin, nous devons provoquer une profusion de discussions produisant de denses interactions entre les expériences de la situation actuelle et les théories de la transformation. Nous devons commencer un tel processus en partant des exclu·es et des opprimé·es – mais il n’y a aucune raison de ne pas commencer par soi-même.
En explorant les possibilités pour une telle pratique, « the Institute » a examiné les précédents cas de pratiques similaires. À partir de l’examen des compte-rendus féministes sur la prise de conscience dans les années 60/70, nous avons résumé les principales caractéristiques suivantes :
- Produire une nouvelle théorie solidement fondée se rapportant à l’expérience. Nous avons maintenant besoin de nous reconnecter avec nos propres expériences – plutôt que de théories de phases passées. Ici, l’idée est que nos propres perceptions de notre situation sont bloquées ou confinées par les présupposés dominants, et ont besoin d’être rendues explicites. Nous devons nous focaliser sur ces expériences en lien avec le secret de polichinelle. Ces expériences doivent être racontées et mises en commun – d’abord à l’intérieur de groupes, et puis publiquement.
- Reconnaître la réalité, et la nature systémique de nos expériences. La validation de la réalité de nos vécus en est un élément important. Nous avons besoin d’affirmer que notre souffrance est réellement de la souffrance, que ce que nous observons et ressentons est vrai, et que nos problèmes ne sont pas seulement personnels. Parfois cela implique de revenir sur des expériences que nous avons discréditées ou réprimées. Parfois, cela implique de contester la personnalisation des problèmes.
- La transformation des émotions. Les gens sont paralysé·es par des émotions innommables, et une impression générale d’être de la merde. Ces émotions ont besoin d’être transformées en un sentiment d’injustice, un type de colère qui soit moins fondée sur le ressentiment et plus ciblée, qui soit un pas vers l’expression de soi, et qui réactive la résistance.
- Créer ou exprimer sa propre parole. La culture du silence qui entoure le secret de polichinelle a besoin d’être renversée. Les présupposés existants doivent être dénaturalisés et contestés, et le flic dans notre tête doit être chassé. L’exercice de sa propre parole fait passer la référence en matière de vérité du système vers cellui qui parle, contribuant au renversement de perspective – voir le monde à travers sa propre perspective et ses propres désirs, plutôt que ceux du système. Le tissage des différentes expériences et histoires est un moyen important de réclamer la parole. Le processus est aussi bien une articulation qu’une expression.
- Construire un espace désaliéné. La séparation sociale est réduite par l’existence d’un tel espace. L’espace fournit une distance critique sur sa propre vie, et une sorte de filet de sécurité émotionnelle pour tenter les transformations, et dissoudre les peurs. Ceci ne devrait pas simplement être une mesure de développement personnel utilisée pour maintenir les activités existantes, mais un espace pour reconstruire une perspective radicale.
- Analyser et théoriser les sources structurelles en se fondant sur les similarités d’expériences. Le but n’est pas simplement de raconter des expériences mais de les transformer et restructurer à travers leur théorisation. Les participant·es changent le sens dominant de leur expérience en la cartographiant avec des présupposés différents. Ceci est souvent réalisé en trouvant des schémas d’expériences qui sont liés à la théorie libératrice, et en considérant les problèmes personnels et les petites injustices comme des symptômes de problèmes structurels plus larges. Cela mène à une nouvelle perspective, un vocabulaire de nos motivations ; un horizon anti-anti-politique.
Le but est de produire le déclic – le moment où la source structurelle des problèmes prend soudainement sens en relation avec les expériences. Ce déclic est celui qui focalise et transforme la colère. Une plus grande compréhension peut en retour soulager les pressions psychologiques, et rendre plus facile la réponse par la colère au lieu de la dépression ou de l’anxiété. Il pourrait même être possible d’encourager les gens à participer à de tels groupes en les présentant comme une forme de développement de soi – même si ces groupes rejettent l’orientation adaptative des processus de construction de thérapeutique et d’estime de soi.
Le résultat est une sorte de groupe affinitaire, mais orienté vers l’analyse et la recherche de perspective, plutôt que l’action. Il devrait être largement reconnu, cependant, que cette nouvelle prise de conscience doit se transformer en une forme d’action ; autrement ce n’est qu’une frustrante introspection.
Cette stratégie aidera notre pratique de nombreuses façons. Premièrement, ces groupes peuvent fournir une source de complices potentiel·les. Deuxièmement, ils peuvent préparer les gens à de futurs moments de révolte. Troisièmement, ils créent le potentiel pour changer le champ général de la prétendue opinion publique de façon à créer un contexte plus propice à l’action. Les groupes fonctionneraient aussi comme un système de soutien de vie, et comme un espace pour prendre du recul par rapport à l’immersion dans le présent. Ils fourniraient une sorte d’aisance en concepts radicaux et dissidents dont les gens manquent aujourd’hui.
L’anxiété est renforcée par le fait qu’on ne sait jamais clairement ce que le « marché » veut de nous, que la demande de conformité est connectée à un vague ensemble de critères qui ne peuvent pas être établis par avance. Même les personnes les plus conformistes sont facilement remplaçables de nos jours, alors que de nouvelles technologies de gestion ou de production sont introduites. Une des fonctions des petits groupes de discussion et de prise de conscience est de construire une perspective à partir de laquelle on puisse interpréter la situation.
Un des problèmes majeurs sera de maintenir des engagements sur des périodes régulières dans un contexte de constante pression sur le temps et l’attention. Le processus demande un rythme plus lent et une échelle plus humaine qu’il n’est culturellement acceptable aujourd’hui. Cependant, le fait que ces groupes offrent un répit dans la lutte quotidienne et peut-être un style plus calme pour interagir et écouter, qui soulage de la pression sur l’attention, peut aussi être attirant. Les participant·es devront apprendre à parler en ayant un discours sur elleux-mêmes (plutôt qu’en restant dans une performance néolibérale dérivée de la compulsion à partager des informations banales), ainsi qu’à écouter et analyser.
Un des autres problèmes réside dans la complexité des expériences. Les expériences personnelles sont intensément différenciées par les discriminations nuancées construites dans le code sémio-capitaliste. Cela rend la part d’analyse du processus particulièrement importante.
Par dessus-tout, le processus devra établir de nouvelles propositions sur les sources de l’anxiété. Ces propositions peuvent former une base pour de nouvelles formes de lutte, de nouvelles tactiques, et la renaissance de forces actives actuellement réprimées : une machine à combattre l’anxiété.
* La présente discussion n’est pas entièrement pertinente pour les pays du Sud. La condition spécifique du Sud fait que les formes sociales capitalistes dominantes se superposent à des étapes antérieures du système capitaliste ou pré-capitaliste, au lieu de les avoir entièrement remplacées. Les luttes partant de l’axe de la désolation et de l’ennui sont donc plus pertinentes dans le Sud. Le Sud a fait l’expérience d’une variété particulière de précarité distincte des périodes antérieures : la déconnexion massive et forcée au capitalisme global de pans entiers du monde (particulièrement en Afrique), et l’augmentation massive correspondante du secteur informel, qui éclipse maintenant le secteur formel presque partout. Le secteur informel fournit un terrain fertile pour les politiques autonomes, comme on le voit avec évidence dans des cas comme la ville de El Alto (une ville auto-organisée de bidonvilles qui est centrale dans les mouvements sociaux en Bolivie), la révolte Zapatiste (conduisant aux communautés indigènes autonomes du Chiapas), et des mouvements comme Abahlali baseMjondolo (un mouvement autonome de résidents de campements informels en Afrique du Sud). Cependant, cela est souvent soumit à une sorte de précarité collectivisée, puisque l’état est susceptible (par exemple) d’envoyer des bulldozers sur les bidonvilles, de déposséder les commerçant·es de rue, ou de sévir contre les activités illicites – et régulièrement. De façon révélatrice, ce fut l’auto-immolation d’un commerçant de rue soumis à cette dépossession de l’état qui a déclenché la révolte à Sidi Bouzid, qui plus tard s’est étendu au Printemps Arabe. Des arrestations massives pour des raisons similaires sont aussi en train de devenir incroyablement banales en Chine. Il est aussi courant pour ce secteur d’être dominé par des gangs hiérarchisés ou par les réseaux des partis autoritaires (comme les Frères Musulmans).
[1] Affect : émotion, disposition corporelle, mode de relation.
[2] En utilisant le terme affect dominant, il ne s’agit pas de dire qu’il est le seul affect réactionnel opérant. Le nouvel affect dominant peut être en relation dynamique avec les autres affects : un·e travailleuseur de centre d’appel s’ennuie et est payé·e une misère, mais l’anxiété est ce qui lae maintient dans cette condition, l’empêchant d’utiliser les vieilles stratégies comme le syndicalisme, le sabotage, et la démission.