Francis Dupuis-Déri — Black Blocs Bas les masques
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Texte initialement publié dans la revue Mouvements en 2003
Black Blocs : bas les masques [1]
Le 30 novembre 1999, lors de la « Bataille de Seattle », les « Black Blocs » font une entrée fracassante dans le mouvement « antimondialisation » en lançant des frappes contre des succursales de banques et des magasins Gap, Levi’s, McDonald’s. Ce recours à la force si spectaculaire a permis au mouvement d’obtenir une très grande visibilité médiatique. Pourtant, nombre de manifestants pacifistes et de porte-parole des groupes réformistes accusent les Black Blocs et leurs alliés de nuire à l’image publique du mouvement « antimondialisation ». Cette critique se double très souvent d’une analyse saturée de clichés : le phénomène Black Bloc serait l’expression d’un « anarchisme » réduit à une pulsion irrationnelle qui pousse des « jeunes casseurs » à la violence et au chaos. Justifiée à première vue pour ceux et celles que la violence met mal-à-l’aise, cette charge critique contre les Black Blocs brouille la pensée et a elle-même des répercussions politiques négatives pour l’ensemble du mouvement. Ce texte a pour objet d’analyser cette politique de la critique après avoir déboulonné quelques mensonges qui circulent au sujet des Black Blocs.
• Rappel historique
Les Black Blocs sont apparus à Berlin Ouest pendant l’hiver de 1980 alors que les policiers vidaient brutalement des squats de militants du mouvement autonome. Décidés à défendre leur logement, ces militants formeront les premiers Black Blocs – expression lancée par la police allemande – qui affronteront les policiers dans de violents combats de rue [2]. Le Black Bloc est un type d’action collective, une tactique. Ceux et celles qui veulent former un Black Bloc se présentent lors d’une manifestation vêtus et masqués de noir : se reconnaissant aisément, ils peuvent alors constituer un contingent. La première fonction d’un Black Bloc est d’exprimer une présence anarchiste et une critique radicale au cœur d’une manifestation. Il offre aussi la possibilité à des militants de mener des actions directes car cette masse dans laquelle ils se fondent leur assure une solidarité politique et protège leur anonymat, ce qui rend d’autant plus difficile pour les policiers de cibler et d’arrêter un individu en particulier.
Cette tactique deviendra rapidement populaire et les militants autonomes y auront recours lors de grandes manifestations. Un Black Bloc entrera par exemple en action à Berlin en 1988 à l’occasion – déjà – d’une réunion de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Ce type d’action se diffusera à travers le réseau anarcho-punk de la contre-culture radicale d’Europe centrale jusqu’au Canada et aux États-Unis, où un premier Black Bloc se forme dès 1991 lors d’une manifestation dénonçant la guerre contre l’Irak. Dans les années quatre-vingt-dix, les militants du mouvement nord-américain Anti-Racist Action (ARA) qui privilégient la confrontation directe contre les néo-nazis et les suprémacistes « Blancs » reprendront également cette tactique [3] qui sera enfin adoptée par des militants actifs au sein du mouvement « antimondialisation ».
• Black Blocs et anarchisme
Les anarchistes en général et les Black Blocs en particulier ne sont pas les instigateurs du mouvement « antimondialisation », mais ils participent à la dynamique de ce mouvement et plusieurs y voient un lieu privilégié où exprimer leur critique du capitalisme et de l’État libéral. Journalistes, porte-parole des groupes réformistes et militants non-violents dérangés par la présence et les actions des Black Blocs concluent trop souvent que les Black Blocs sont anarchistes parce qu’ils ont recours à la force. Il s’agit là d’un amalgame fallacieux qui laisse dans l’ombre trois faits importants : toutes les idéologies politiques et mêmes religieuses ont su justifier la violence de leurs partisans lorsque cela leur convenait ; l’anarchisme compte beaucoup de partisans non-violents [4] et certains Black Blocs ont participé à des manifestations sans avoir recours à la force [5]. Si les Black Blocs sont de sensibilité anarchiste, ce n’est pas en raison de leur potentiel violent mais bien plutôt parce qu’ils fonctionnent de façon égalitaire et libertaire ; en d’autres mots, leur structure et leur processus de prise de décision sont non autoritaires et non hiérarchiques.
Quiconque vêtu de noir peut en principe se présenter à une manifestation et se joindre au contingent noir. Mais un Black Bloc est d’abord un regroupement de plusieurs « groupes d’affinité », une expression très répandue au sein du mouvement « antimondialisation » et qui provient de la tradition anarchiste (de tels groupes – grupos de afinidad – existaient dès la fin du xixe siècle dans la mouvance anarchiste espagnole [6]). Un groupe d’affinité est généralement composé d’une demi-douzaine à quelques dizaines de membres. L’affinité entre les membres s’explique par les liens qui les unissent – ce sont des amis, des camarades d’étude, de travail ou de groupes politiques – et ils ont en partage une sensibilité à l’égard du type d’actions qu’ils entendent mener, de la façon de les mener ainsi que des modalités d’interaction sociopolitique qu’ils désirent établir et maintenir entre eux. Les réunions au sein des groupes d’affinité fonctionnent sur le mode de la démocratie directe, mais la recherche du consensus y est privilégiée et le recours au vote plutôt rare.
Il est difficile d’évaluer avec exactitude le profil sociologique des participants aux Black Blocs. Il semble qu’ils soient plutôt jeunes (autour de la vingtaine, avec des écarts jusqu’à quinze et cinquante-cinq ans) et souvent étudiants, mais tout en ayant une expérience militante (par exemple dans des journaux radicaux et des groupes de lutte contre le racisme, contre la brutalité policière ou pour les sans-emploi). De nombreuses femmes participent à l’organisation des Black Blocs (environ 40 % dans le cas du Sommet de Québec) et joignent l’action (environ 25 %). Lors des réunions, la parole est souvent distribuée en alternance aux hommes et aux femmes, une procédure qui permet de contrer partiellement la réalité sociopsychologique selon laquelle les hommes s’expriment et s’affirment généralement avec plus de facilité en public, ce qui leur confère de facto plus de pouvoir dans un processus délibératif [7].
Un Black Bloc, tout comme les groupes d’affinité qui le composent, n’a pas de « chef » qui distribuerait les rôles à chacun et imposerait les objectifs collectifs. C’est au cours d’un processus délibératif que les membres discutent des risques qu’ils entendent prendre et qu’ils décident du type d’actions qu’ils désirent mener. Certains groupes opteront pour des actions offensives (ils auront alors des bâtons, frondes, boules de billard, cocktails Molotov, etc.) ou défensives (boucliers, plastrons, gants, jambières, casques, masques à gaz, etc.), d’autres se spécialiseront dans des actions de soutien : ils effectueront des opérations de reconnaissance et de communication (vélos, walkie-talkies ou téléphones portables) ; constitueront un corps d’infirmiers volontaires (doté de l’équipement nécessaire pour soulager les victimes des gaz lacrymogènes et du poivre de Cayenne et administrer les premiers soins aux blessés) ; ou se donneront comme tâche d’entretenir le moral des troupes en jouant de la musique.
Lors d’événements très importants, plusieurs groupes d’affinité peuvent organiser entre eux des réunions de coordination. Le processus de coordination des Black Blocs de la région de Montréal débuta ainsi dès 2000 en prévision du Sommet des Amériques à Québec en avril 2001. Il est toujours possible, toutefois, que des individus ou des groupes d’affinité n’ayant pas participé à cet effort de coordination se joignent au Black Bloc la veille ou le jour même des manifestations ou y forment leurs propres Black Blocs.
• Violence et politique
Les Black Blocs n’ont pas toujours recours à la force : ils sont pour le respect de la diversité des tactiques et jugent approprié que, selon les sensibilités et les logiques de chacun, certains manifestent pacifiquement et d’autres s’expriment par la force (des membres de Black Blocs refusent même d’avoir personnellement recours à la force et se regroupent, par exemple, au sein des groupes d’affinité d’infirmiers volontaires [8]). Ils ne sont pas les seuls à avoir parfois recours à la force. Les manifestations « antimondialisation » comptent ainsi un très grand nombre de groupes d’affinité et d’individus sans aucune affiliation qui ont recours à la force mais ne sont pas vêtus de noir et ne sont donc pas, techniquement parlant, des Black Blocs. Des Blocs Rouges composés de militants marxistes-léninistes peuvent eux aussi lancer des actions directes violentes. Les Black Blocs ont toutefois ceci de particulier que plusieurs de leurs membres produisent et diffusent – surtout par Internet – un discours justifiant leur recours à la force. Pour nombre de participants aux Black Blocs, la décision d’avoir recours à la force s’inscrit dans une réflexion politique qui s’inspire d’expériences passées [9]. Un participant à plusieurs Black Blocs précise ainsi qu’on retrouve dans les Black Blocs des militants « de longue date [qui] sont en quelque sorte désillusionnés car ils sont arrivés à la conclusion que les moyens pacifistes sont trop limités et qu’ils font le jeu du pouvoir. Ils décident alors d’utiliser la violence pour ne plus être victime [10] ».
Les justifications peuvent être multiples et relèvent à la fois de la sociopsychologie, de l’économie et de la politique. D’un point de vue économique et politique, l’action directe violente est perçue comme un moyen efficace et simple de critiquer le capitalisme et l’État libéral illégitimes car fonctionnant sur des modes autoritaires et hiérarchiques et eux mêmes violents. La critique s’exprime directement puisque le système économique et politique illégitime s’incarne dans la cible des frappes (des McDonald’s, des banques, le siège du Fonds monétaire international ou le périmètre de sécurité qui protège le Sommet du G8). La critique s’exprime aussi de façon indirecte, puisque l’action est couverte et discutée dans les médias, ce qui permet de diffuser dans le champ politique une critique radicale du capitalisme et de l’État libéral.
L’affrontement avec les policiers se justifie parce que ceux-ci protègent des institutions illégitimes et incarnent la violence de l’État, mais aussi parce que le rapport de force que permet de créer une manifestation en général et un Black Bloc en particulier offre l’opportunité d’une vengeance qui fonctionne comme un exutoire : « Je viens de la banlieue et les flics font ce qu’ils veulent toute l’année et ça passe sous silence », expliquera un jeune adulte d’un quartier défavorisé de Montréal ayant participé aux affrontements contre les policiers en marge du Sommet des Amériques à Québec (avril 2001). Il précise que « frapper un flic, ce n’est pas de la violence, c’est de la vengeance [11] ». Cette confession très dure révèle un monde d’injustice et un besoin de réparation de la part des victimes habituelles de la brutalité policière. On entre ici dans le domaine des justifications à caractère sociopsychologique : le tumulte de l’action directe provoque une sorte de jouissance. Psychologique, cette jouissance est aussi politique : « je crois que c’est une manifestation de frustration », dira un autre participant à plusieurs Black Blocs au sujet de la violence, avant d’ajouter que c’est « un défoulement de la part de gens qui ont compris qu’ils ont des intérêts contradictoires de ceux des institutions qu’ils attaquent [12] ». Des membres d’un des groupes d’affinité du Black Bloc de Gênes précisent quant à eux que c’est parce que « nous vivons dans un monde monotone et effrayant […] que le détruire se doit d’être jouissif [13] ». Cette violence, festive pour autant qu’elle soit politique, s’insère dans un imaginaire en phase avec des films comme La Haine et Ma 6-T va crackquer et des chansons de Bérurier Noir, groupe anarcho-punk français des années quatre-vingt particulièrement prisé par les participants des Black Blocs.
Les Black Blocs attirent bien sûr des lots d’individus qui ne pensent leur engagement politique qu’en termes de violence, de manifestations et d’organisation de manifestations. D’autres considèrent toutefois qu’il ne faut pas croire que « la manif est un truc politique suprême, ni que la casse signifie nécessairement être radical [14] », se désolant même qu’il y une vision « dogmatique qui considère que la violence est la seule et unique moyen de mener la lutte [15] ». Pour ceux-là, la manifestation et l’émeute rituelle ne sont pas un prélude au grand soir [16], mais plutôt des micro-révolutions qui permettent de libérer l’espace (la rue) et le temps (quelques heures) nécessaires pour vivre une expérience politique forte en dehors des normes établies par l’État et le capitalisme. « Je rêve d’un monde sans violence », dira un participant à plusieurs Black Blocs, « mais le monde dans lequel je vis actuellement est violent et […] je considère donc qu’il est légitime pour moi d’utiliser la force pour ne pas laisser le monopole de la violence à l’État [17] ». L’action directe doit permettre de sortir d’un rôle de victime passive, changer la façon de penser le rapport à la ville, à la propriété et à la politique, mais l’engagement ne doit pas se limiter à la participation ponctuelle à des manifestations et c’est pour cela que plusieurs participants aux Black Blocs poursuivent un travail militant au quotidien.
• Politique de la critique : Black Blocs et mouvement « antimondialisation »
Ce portrait trop rapide des Black Blocs aura permis de faire comprendre la nature partiale et partielle des attaques verbales menées contre les Black Blocs et leurs alliés aussi bien par les politiciens officiels et les journalistes que par plusieurs porte-parole de la frange réformiste du mouvement « antimondialisation ». Ces critiques laissent entendre que les Black Blocs sont tout sauf des lieux où s’incarnent la démocratie directe, la liberté et l’égalité et que ceux et celles qui ont recours à la force sont souvent riches d’une expérience militante qui les a conduit à penser l’action directe violente comme légitime dans le contexte présent. Il est bien sûr possible d’être en désaccord avec les Black Blocs et leurs alliés, mais affirmer publiquement qu’« [i]ls n’expriment pas une opinion » (comme le dira en marge du sommet du G8 à Gênes le Premier ministre belge et président de l’Union européenne [18]) relève au mieux de l’ignorance, au pire du mensonge. Les Black Blocs sont aussi dépeints comme des « barbares » et des « casseurs nihilistes » (Bernard-Henry Lévy [19]) ou même comme des alliés objectifs des terroristes islamistes (Alain-Gérard Slama, dans le Figaro-Magazine [20]). Les grands médias et les agences de presses se font le relais de cette campagne de dénigrement et se permettent même de condamner explicitement ces « casseurs qui discréditent régulièrement les manifestations contre la mondialisation [21] » et qui constituent un « véritable* cancer* du mouvement [22]», comme l’écrit un journaliste de l’Agence France Presse. Enfin, Susan George d’Attac et de Greenpeace-France, concède que les Black Blocs et leurs alliés ont permis au mouvement d’obtenir une plus grande visibilité médiatique mais se désole qu’« à la dernière minute, arrivent des gens qui n’ont pas participé à la préparation [des manifestations] et se mettent à faire n’importe quoi. Cette attitude [est] profondément antidémocratique [23]». Ces critiques des porte-parole réformistes à l’endroit des Black Blocs et de leurs alliés ont deux conséquences déplorables pour le mouvement : elles encouragent la répression policière ; elles tendent à atténuer l’ampleur du mouvement, puisque les « casseurs » sont présentés comme des électrons fous sans conviction politique.
1. La répression : l’unanimité entre les porte-parole réformistes, les intellectuels de droite, les médias et les politiciens officiels facilite le resserrement de l’étau légal et répressif sur les Black Blocs et leurs alliés. Que les policiers et les divers services secrets répliquent par la répression et la violence à la force des Black Blocs et de leurs alliés est dans l’ordre des choses, mais la violence policière est sans commune mesure avec celle des manifestants et il n’est pas exagéré de parler d’« émeute policière [24] » dans plusieurs cas de manifestations contre la mondialisation du capitalisme. Enfin, le « Groupe Terrorisme » du Conseil de l’Union européenne a décidé le 13 février 2001 que les « actes de violence et de vandalisme criminel commis par des groupes extrémistes radicaux » lors des manifestations contre la mondialisation du capitalisme devraient être considérés « comme infractions à l’article premier de la décision-cadre relative à la lutte contre le terrorisme [25]». L’ampleur des attaques légales et physiques contre les Black Blocs et leurs alliés s’explique par les théories sociologiques qui indiquent que les policiers seront d’autant plus violents qu’ils savent que les citoyens auxquels ils font face sont marginalisés et n’ont pas d’alliés de poids, que ces manifestants aient recours à la force ou non [26]. Bref, les critiques des porte-parole réformistes s’inscrivent dans un discours qui favorise la répression policière et encourage l’« opinion publique » à exiger de la police une approche brutale et répressive à l’égard des « jeunes casseurs anarchistes ». Les porte-parole réformistes condamnent bien sûr la violence policière mais aussi et toujours celle des Black Blocs et autres « anarchistes », indiquant aux policiers que ces « extrémistes » sont isolés et que tout le monde se réjouira s’ils sont enfin neutralisés.
2. Minimiser le mouvement : à première vue, les porte-parole des réformistes se dissocient pour des raisons morales des « casseurs » qu’ils pourraient pourtant considérer comme leurs alliés politiques. Susan George elle-même propose toutefois de penser la violence politique « en dehors de toute question morale [27] ». L’attitude politique des dirigeants de groupes réformistes à l’égard des militants ayant recours à la force est influencée par la structure politique dans laquelle ces dirigeants ont choisi de s’engager : ils cherchent à adapter leurs pratiques et les discours en fonction de canaux de communication, de réseaux d’influence et de modalités financement dont les normes d’inclusion et d’exclusion sont définies par l’État [28]. Pour préserver leur respectabilité aux yeux de l’État, les porte-parole réformistes savent qu’ils doivent se distancer publiquement des Black Blocs et de leurs alliés. Les politiciens officiels expriment d’ailleurs très clairement cette exigence : « Je veux entendre les responsables de tous les mouvements et partis démocratiques, partout dans le monde, prendre leurs distances avec les casseurs [29] », déclara ainsi suite au Sommet du G8 à Gênes (juillet 2001) le premier ministre belge et président de l’Union européenne. L’élite de certains groupes politiques sait aussi qu’elle ne peut respecter l’autonomie de chaque participant et la diversité des tactiques à ses défilés et elle impose donc une discipline stricte grâce à un service d’ordre musclé [30]. L’État sait une fois de plus distribuer les félicitations. Lors du Sommet des Amériques à Québec (avril 2001), le Premier ministre du Canada distingua les manifestants qui avaient eu recours à la force de ceux et celles qui avaient défilé pacifiquement loin du périmètre de sécurité dans la Marche des peuples et il n’hésita pas à « remercier la FTQ [syndicat de la Fédération des travailleurs du Québec], qui avait ses propres gardes de sécurité » encadrant cette marche [31]. Les porte-parole de la Marche des peuples ne s’étaient pas contentés d’imposer un service d’ordre, ils critiquèrent aussi les milliers de manifestants qui très loin de leur défilé avaient décidé de s’en prendre au périmètre de sécurité, la porte-parole Françoise David disant ainsi « non à cette violence » orchestrée selon elle par « un très petit groupe » d’individus [32].
Les porte-parole réformistes font le calcul politique qu’il est plus avantageux pour eux de répéter ce que l’État veut qu’ils disent plutôt que de se déclarer solidaires de ceux et celles qui, dans la rue, se croyaient leurs alliés de lutte [33]. Les dirigeants réformistes ont pourtant d’autres options : ils pourraient se déclarer non-violents mais rappeler que les Black Blocs et leurs alliés font eux aussi partis du mouvement et que leurs actions ont un sens politique. Ils pourraient même « utiliser » les Black Blocs pour faire pression sur les représentants de l’État, en déclarant : « regardez, il y a dans la rue des gens très en colère et vous avez donc intérêt à négocier rapidement avec nous pour calmer le jeu ». Ils ont fait un tout autre choix, au risque de présenter une image tronquée du mouvement et d’encourager la violence et la répression policière. Alors que les réformistes s’inquiètent publiquement que les Black Blocs soient manipulés par la police, il semble que les réformistes se laissent eux aussi manipuler. Entre les actions des Black Blocs et les paroles des dirigeants réformistes, il n’est pas évident que ce soient les premières qui nuisent le plus au mouvement.
Notes
[1] Ce texte est largement inspiré de mon texte « Penser l’action », chapitre d’introduction d’une anthologie que j’ai dirigée (Black Blocs : Penser l’action, Lux-Agone, Montréal-Marseille, à paraître [2003]).
[2] G. Katsiaficas, The Subversion of Politics : European Autonomous Social Movements and the Decolonization of Everyday Life, Humanities Press International inc., New Jersey, 1997.
[3] Des membres de la section torontoise d’ARA se rendront par exemple à Montréal pour y participer à une manifestation contre la venue au Québec de deux maires du Front National français, plus ou moins formellement protégés par une trentaine de skin-heads néo-nazis.
[4] N. Baillargeon, Les chiens ont soif : critiques et propositions libertaires, Comeau & Nadeau-Agone, Montréal-Marseille, 2001.
[5] Ce fut le cas, entre autres, lors des manifestations pour les droits des femmes à Washington (22 avril 2001), contre le Forum économique mondial à New York (janvier-février 2002) et contre le Sommet du G8 à Calgary et à Ottawa (juin 2002).
[6] D. Colson, Petit lexique philosophique de l’anarchisme de Proudhon à Deleuze, Librairie générale française, 2001, p. 21 ; G. R. Esenwein, Anarchist Ideology and the Working-Class Movement in Spain 1868-1898, University of California Press, Berkeley, 1989, p. 131-133.
[7] En cela, les Black Blocs s’inscrivent dans la mouvance du radicalisme nord-américain, très sensible aux revendications des féministes radicales.
[8] Cette idée de « respect de la diversité tactique » se retrouve dans les Convergences de lutte anti-capitalistes en Amérique du Nord (site Internet de la CLAC de Montréal : www. quebec2001. net) et chez certains anarchistes français.
[9] Le même processus de réflexion est à l’œuvre dans la décision de squateurs européens de passer à des moyens de lutte plus musclés. Voir la section « Movement use of violence », dans le chapitre 5 d’A. Corr, No Trespassing : Squatting, Rent Strikes, and Land Struggles Worldwide, Southend Press, Boston, 1999.
[10]
Entrevue réalisée par l’auteur à Montréal, septembre 2002, avec BB1 : un jeune homme de vingt ayant participé aux Black Blocs lors de la marche du 1er mai 2000 à Westmont (banlieue cossue de Montréal), contre une réunion du G20 à Montréal (novembre 2000), contre le Sommet des Amériques à Québec (avril 2001) et en marge du Sommet des peuples à Porto Alegre (hiver 2001).
[11] Entrevue réalisée par l’auteur à Montréal, au mois de mars 2002, avec un jeune homme (moins de vingt ans) associé aux RASH (Red Anarchist SkinHeads).
[12] BB1 : voir note infra n° 10.
[13] « Violence : Des membres du Bloc Noir (Black Bloc) s’expliquent », dans F. Dupuis-Déri (dir.), Black Blocs, Penser l’action, Lux-Agone, Montréal-Marseille, à paraître [2003].
[14] BB1 : voir note infra n° 10.
[15] Entrevue réalisée par l’auteur à Montréal, septembre 2002, avec BB2 : un jeune homme (début vingtaine) ayant participé à plusieurs Black Blocs.
[16] Voir le Communiqué d’un groupe affinitaire actif au sein d’un Black Bloc lors de la journée d’actions et de la manifestation des 20 et 21 juillet à Gênes, F. Dupuis-Déri (dir.), Black Blocs, Penser l’action, op. cit., à paraître [2003].
[17] BB 2, vote note infra n° 15.
[18] Cité dans « Veerhofstadt et Prodi déplorent la mort d’un manifestant à Gênes », AFP, 20 juillet 2001 [non-signé].
[19] Le Point, 27 juillet 2001.
[20] Figaro-Magazine du 6 octobre 2001.
[21] Ch. Spillmann, « Reprise des affrontements à Gênes, journée rouge pour le G8 », AFP, 21 juillet 2001.
[22] Ch. Spillmann, « Gênes : Violences, discorde, les dirigeants du G8 n’ont pas de quoi pavoiser » AFP, 22 juillet 2001.
[23] S. George & M. Wolf, La Mondialisation libérale, Grasset-Les Échos, 2002, p. 167.
[24] Expression utilisée en 1972 aux États-Unis par la Commission nationale présidentielle d’étude sur les causes et la prévention de la violence et qui désignait ainsi des opérations particulièrement violentes menées par des policiers déchaînés à la fin des années soixante.
[25] N° de document 5712/1/02 ENFOPOL 18.
[26] J.A. Frank, « La dynamique des manifestations violentes », Revue canadienne de science politique, XVII, 2, juin 1984, p. 325-349.
[27] S. George & M. Wolf, La Mondialisation libérale, op. cit., 2002, p. 166.
[28] ; McAdam, S. Tarrow, Ch. Tilly, Dynamics of Contention, Cambridge University Press, Cambridge, 2001, p. 146 et 147.
[29] Ch. Spillmann, « Gênes : Violences, discorde, les dirigeants du G8 n’ont pas de quoi pavoiser » op cit.
[30] I. Sommier notera qu’au cours du xxe siècle en France, « les exigences de l’ordre interne du défilé » des syndicats, par exemple, rejoignent « progressivement les exigences de l’ordre public, menacés l’un et l’autre par les “éléments perturbateurs”, “incontrôlés” ou autres “casseurs” », Actes du IIe congrès mondial de l’ASEVICO, Violence et coexistence humaine, Montréal, Montmorency, 1995, vol. IV, p. 333).
[31] Cité dans Le Journal de Montréal, 22 avril 2001.
[32] Propos prononcés en conférence de presse et reproduit dans le documentaire radiophonique d’Alain Chénier & France Émond, « La répression atteint un sommet à Québec », 23 avril 2001, radio CIBL (Montréal).
[33] Au sujet des actions radicales et même violentes et des cycles de réformes qu’elles peuvent entrainer, voir le chapitre 5 d’A. Corr, No Trespassing : Squatting, Rent Strikes, and Land Struggles Worldwide, Southend Press, Boston 1999.