Violence de la Légitimité Légitimité de la Violence


anonyme - Violence de la Légitimité Légitimité de la Violence

« Qu’est-ce que la violence ? Qui la définit ? A-t-elle une place dans la recherche de la libération ? Ces questions séculaires reviennent sur le devant de la scène lors de chaque mouvement d’ampleur qui déborde les cadres des organisations syndicales et militantes établies. Mais cette discussion n’a jamais lieu sur un pied d’égalité ; si certain·e·s délégitiment la violence, le langage de la légitimité luimême ouvre la voie à son utilisation par les autorités. ».

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— Violence de la Légitimité Légitimité de la Violence

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L’illégitimité de la Violence, la Violence de la Légitimité

Texte publié sur le site fr. CrimethInc.com, publié en anglais en mars 2012, dans le contexte du mouvement Occupy.

« Bien que des lignes de policiers à cheval et avec des chiens aient chargé la rue principale située devant le poste de police afin de repousser les émeutier·ère·s, il y avait des poches importantes de violence qu’ils ne pouvaient pas atteindre. »

— The New York Times[1], à propos des émeutes au Royaume-Uni survenues en août 2011.

Lors du sommet de la ZLEA (zone de libre-échange des Amériques) à Québec en 2001, un quotidien a rapporté que la violence a éclaté lorsque les manifestant·e·s ont commencé à lancer des grenades lacrymogènes sur les lignes de police anti-émeute[2]. **Lorsque les autorités sont perçues comme ayant le monopole de l’usage légitime de la force, le terme « violence » est souvent utilisé pour désigner l’usage illégitime de la force – c’est-à-dire tout ce qui interrompt ou échappe à leur contrôle. Cela fait du terme une sorte de signifiant flottant[3], puisqu’il est également compris comme désignant « un préjudice ou une menace qui viole le consentement. »

Ce sujet se complique encore davantage du fait que notre société est basée sur et est imprégnée par cette idée de préjudice ou de menace qui viole le consentement. En ce sens, n’est-il pas violent de vivre sur un territoire colonisé, de détruire des écosystèmes par notre consommation quotidienne et de profiter de relations économiques qui sont imposées aux autres sous la menace d’une arme ? N’est-il pas violent que des gardes armés protègent la nourriture et la terre, autrefois considérées comme un bien commun partagé par tou·te·s, de celles et ceux qui en ont besoin ? Est-il plus violent de résister à la police qui expulse les gens de leur logement, ou de se tenir à l’écart pendant que des personnes sont mises à la rue ? Est-il plus violent de lancer des grenades lacrymogènes sur la police, ou de dénoncer celles et ceux qui les lancent comme étant des personnes « violentes », donnant ainsi à la police carte blanche pour faire bien pire ?

Dans cet état de fait, la non-violence n’existe pas – le plus proche que nous puissions espérer est de nier le mal ou la menace que représentent les partisan·e·s de la violence exercée du haut de la pyramide vers le bas. Et quand tant de personnes sont investies dans les privilèges que cette violence leur procure, il est naïf de penser que nous pourrions nous défendre et défendre les autres personnes dépossédées sans violer les souhaits d’au moins quelques banquiers et propriétaires. Donc, au lieu de se demander si une action est violente, il vaut mieux se demander simplement : est-ce qu’elle contrecarre les disparités de pouvoir, ou est-ce qu’elle les renforce ?

C’est la question anarchiste fondamentale. Nous pouvons la poser dans chaque situation ; toute autre question sur les valeurs, les tactiques et la stratégie en découle. Lorsque la question peut être formulée ainsi, pourquoi voudrait-on ramener le débat à la dichotomie entre violence et non-violence ?

Le discours de la violence et de la non-violence est particulièrement attrayant parce qu’il offre un moyen facile de revendiquer un sens moral supérieur. Cela le rend séduisant à la fois pour critiquer l’État et pour rivaliser avec d’autres militant·e·s afin d’obtenir de l’influence. Mais dans une société hiérarchisée, le fait de revendiquer le sens moral supérieur renforce souvent la hiérarchie elle-même.

La légitimité est l’une des monnaies qui sont inégalement réparties dans notre société, par laquelle ses disparités sont maintenues. Définir des personnes ou des actions comme violentes est une façon de les exclure du discours légitime, de les réduire au silence et de les mettre à l’écart. Cela rejoint et renforce d’autres formes de marginalisation : une personne blanche riche peut agir « non-violemment » d’une manière qui serait considérée comme violente si une personne de couleur pauvre faisait la même chose. Dans une société inégalitaire, la définition de la « violence » n’est pas plus neutre que tout autre outil.

Définir des personnes ou des actions comme étant violentes a également des conséquences immédiates : cela justifie l’usage de la force contre elles. Cela a été une étape essentielle dans pratiquement toutes les campagnes visant les communautés de couleur, les mouvements de protestation et toutes autres personnes situées du mauvais côté du capitalisme. **Si tu as assisté à suffisamment de mobilisations, tu sais qu’il est souvent possible d’anticiper exactement le degré de violence que la police utilisera contre une manifestation par la façon dont l’histoire est présentée aux informations la veille. À cet égard, les expert·e·s et même les organisateur·rice·s rivaux·ales peuvent participer au contrôle aux côtés de la police, en déterminant qui représente une cible légitime par la façon dont ils et elles encadrent le récit.

Le jour du premier anniversaire du soulèvement égyptien, les militaires ont levé les lois dites d’urgence – « sauf pour les cas liés aux voyous »[4]. Le soulèvement populaire de 2011 a forcé les autorités à légitimer des formes de résistance auparavant inacceptables, Obama ayant qualifié de « non-violent »[5]** un soulèvement au cours duquel des milliers de personnes ont affronté la police et brûlé des commissariats**[6]**. Afin de re-légitimer **l’appareil juridique de la dictature, il était nécessaire de créer une nouvelle distinction entre les « voyous » violents et le reste de la population. Pourtant, la substance de cette distinction n’a jamais été précisée ; en pratique, le terme « voyou » est simplement le mot qui désigne une personne visée par les lois d’urgence. Du point de vue des autorités, l’idéal serait que l’infliction de la violence elle-même suffise à faire passer ses victimes pour violentes, c’est-à-dire pour des cibles légitimes.**[7]

Ainsi, lorsqu’une partie suffisamment large de la population s’engage dans une forme de résistance, les autorités doivent la redéfinir comme non-violente, même si elle aurait été considérée comme violente auparavant. Sinon, la dichotomie entre violence et légitimité pourrait s’effriter – et sans cette dichotomie, il serait beaucoup plus difficile de justifier l’usage de la force contre celles et ceux qui menacent le statu quo. De même, plus nous céderons du terrain dans ce que nous permettons aux autorités de définir comme étant violent, plus elles ratisseront dans cette catégorie, et plus le risque sera grand pour nous tou·te·s. L’une des conséquences de ces dernières décennies de désobéissance civile non-violente est que certaines personnes considèrent que le simple fait d’élever la voix est violent ; cela permet de dépeindre celles et ceux qui prennent les mesures les plus timides pour se protéger contre les violences policières comme étant des voyous violents.

« Le fait que des individus se soient tenu·e·s par les bras et aient résisté de manière active, est en soi un acte de violence… se tenir par les bras et former une chaîne humaine lorsqu’on leur ordonne de se disperser n’est pas une forme de protestation non-violente. »

— Citation du capitaine de police Margo Bennett justifiant l’usage de la force contre des étudiant·e·s de l’Université de Californie de Berkeley, The San Francisco Chronicle[8].

Les outils du maître : délégitimation, fausse déclaration et division

La répression violente n’est qu’une facette de la double stratégie de répression des mouvements sociaux. Pour que cette répression réussisse, il faut diviser les mouvements en mouvements légitimes et illégitimes, et convaincre les premiers de désavouer les seconds – généralement en échange de privilèges ou de concessions. Nous pouvons voir ce processus de près dans les mesures prises par des journalistes professionnels tels que Chris Hedges et Rebecca Solnit pour diaboliser les rivaux·ales du mouvement Occupy.

Dans son article intitulé Throwing Out the Master’s Tools and Building a Better House : Thoughts on the Importance of Nonviolence in the Occupy Revolution[9] paru l’année dernière, Rebecca Solnit a mélangé des arguments moraux et stratégiques contre la « violence », en recouvrant le tout d’une sorte d’exceptionnalisme américain : les zapatistes peuvent porter des armes et les rebelles égyptien·ne·s mettre le feu à des bâtiments, mais il ne faut laisser personne brûler ne serait-ce qu’une poubelle aux États-Unis.

[…]

Ici, il est important de répéter que le plus puissant des outils du maître n’est pas la violence, mais la délégitimation et la division – comme l’a souligné Lorde dans son texte. Pour défendre nos mouvements contre ces stratégies, Lorde nous a exhorté·e·s :

« La différence doit être non seulement tolérée, mais considérée comme un fonds de polarités nécessaires entre lesquelles notre créativité peut s’enflammer… Ce n’est que dans cette interdépendance de forces différentes, reconnues et égales, que peut naître le pouvoir de chercher de nouvelles façons d’être dans le monde, ainsi que le courage et la subsistance d’agir là où il n’y a pas de chartes. »

Si nous voulons survivre, cela signifie :

«… apprendre à faire cavalier seul, à être impopulaire et parfois injurié, et à faire cause commune avec celles et ceux qui sont identifié·e·s comme étant en dehors des structures afin de définir et de rechercher un monde dans lequel nous pouvons tou·te·s nous épanouir… apprendre à utiliser nos différences et à en faire des forces. Car les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître. »

Il est particulièrement honteux que Solnit cite hors contexte l’argument de Lorde dénonçant le fait de réduire des personnes au silence et ce, afin de délégitimer et de diviser. Mais peut-être ne devrions-nous pas être surpris·es lorsque des professionnel·le·s à succès trahissent des pauvres anonymes : ils et elles doivent défendre leurs intérêts de classe, sinon ils et elles risquent de nous rejoindre. Car les mécanismes qui élèvent les gens à des positions d’influence au sein des hiérarchies militantes et des médias libéraux ne sont pas neutres non plus ; ces derniers récompensent la docilité, souvent codée comme « non-violence », rendant invisibles celles et ceux dont les efforts menacent réellement le capitalisme et la hiérarchie.

Le leurre de la légitimité

Quand on veut être pris·e au sérieux, il est tentant de revendiquer la légitimité par tous les moyens. Mais si nous ne voulons pas renforcer les hiérarchies de notre société, nous devons veiller à ne pas valider les formes de légitimité qui les perpétuent.

Il est facile de reconnaître comment ce processus fonctionne dans certaines situations : lorsque nous évaluons les gens sur la base de leurs diplômes universitaires, par exemple, cela privilégie les connaissances abstraites par rapport à l’expérience vécue, en centralisant celles et ceux qui peuvent avoir une chance équitable dans le milieu universitaire et en marginalisant tou·te·s les autres. Dans d’autres cas, cela se produit de manière plus subtile. **Nous mettons l’accent sur notre statut d’organisateur·rice·s communautaires, ce qui implique que celles et ceux qui n’ont pas le temps ou les ressources nécessaires pour de telles activités ont moins le droit de s’exprimer. Nous revendiquons notre crédibilité en tant qu’habitant·e·s de longue date d’un quartier particulier, délégitimant implicitement tou·te·s celles et ceux qui ne le sont pas, y compris les immigrant·e·s qui ont été forcé·e·s de s’installer dans nos quartiers parce que leurs communautés ont été anéanties par des processus provenant des nôtres. Nous justifions nos luttes sur la base de nos rôles au sein de la société capitaliste – en tant qu’étudiant·e·s, travailleur·euse·s, contribuables, citoyen·ne·s – sans réaliser à quel point cela peut rendre la tâche plus difficile pour les chômeur·euse·s, les sans-abri et les exclu·e·s de justifier les leurs.

Nous sommes souvent surpris·es par le retour de flamme qui en résulte. Les politicien·ne·s discréditent nos camarades avec le vocabulaire même que nous avons popularisé : « Ce ne sont pas des militant·e·s, ce sont des sans-abri qui se font passer pour des militant·e·s. » « Nous ne ciblons pas les communautés de couleur, nous les protégeons des activités criminelles. » Pourtant, nous avons nous-mêmes préparé le terrain en affirmant un langage qui conditionne la légitimité.

Lorsque nous soulignons que nos mouvements sont et doivent être non-violents, nous faisons la même chose. Cela crée un Autre[10]** qui est en dehors de la protection de la légitimité que nous nous sommes acquise, c’est-à-dire, en bref, une cible légitime pour la violence. Quiconque libère ses camarades de la police au lieu d’attendre passivement d’être **arrêté·e – quiconque fabrique des boucliers pour se protéger des balles en caoutchouc au lieu d’abandonner la rue à la police – quiconque est accusé·e d’agression sur un policier pour avoir été agressé·e par un de ses collègues : tou·te·s ces personnes sont jetées aux loups comme étant des personnes violentes**, des pommes pourries. Celles et ceux qui doivent porter des masques même durant des actions en justice en raison de leur emploi précaire ou de leur statut d’immigrant·e sont dénoncé·e·s comme étant un **cancer**, trahis en échange de quelques miettes de légitimité de la part des pouvoirs en place. Nous, bon·ne·s citoyen·ne·s, pouvons nous permettre d’être parfaitement transparent·e·s ; nous ne commettrions jamais un crime ou n’hébergerions pas un·e criminel·le potentiel·le parmi nous.

Et l’Autre[11] de la violence ouvre la voie à la violence liée au fait de catégoriser l’Autre. Celles et ceux qui en subissent les pires conséquences ne sont pas les gosses de la classe moyenne cloué·e·s au pilori dans les guerres de mots sur Internet, mais les mêmes personnes qui se trouvent du mauvais côté de toutes les autres lignes de démarcation du capitalisme : les pauvres, les marginaux·ales, celles et ceux qui n’ont pas de références, pas de papiers, pas d’institutions pour les défendre, pas d’incitation à jouer les jeux politiques qui penchent en faveur des autorités et peut-être aussi de quelques activistes de la jet-set.

La simple délégitimation de la violence ne peut pas y mettre fin. Les disparités de cette société ne pourraient pas être maintenues sans elle, et les personnes désespérées répondront toujours par des actes, surtout lorsqu’ils et elles se sentent abandonné·e·s à leur sort. Mais ce type de délégitimation peut créer un fossé entre les personnes en colère et les moralisateur·rice·s, les « irrationnel·le·s » et les rationnel·le·s, les violent·e·s et les sociables, comme nous l’avons vu lors des émeutes d’août 2011 au Royaume-Uni, où de nombreuses personnes privées de leurs droits, et qui, désespérées d’améliorer leurs conditions de vie par des moyens légitimes, ont déclenché une guerre privée contre la propriété, la police et le reste de la société. Certain·e·s d’entre elleux avaient tenté de participer à des mouvements populaires[12] antérieurs, mais avaient été stigmatisé·e·s comme étant des hooligans ; il n’est donc pas surprenant que leur rébellion ait pris une tournure antisociale, faisant cinq morts et les aliénant encore davantage des autres secteurs de la population.

La responsabilité de cette tragédie ne repose ni seulement sur les rebelles elleux-mêmes, ni sur celles et ceux qui ont condamné les injustices dont ils et elles ont souffert, mais elle repose aussi sur les militant·e·s qui les ont stigmatisé·e·s au lieu de se joindre à la création d’un mouvement qui pourrait canaliser leur colère. S’il n’y a pas de lien entre celles et ceux qui ont l’intention de transformer la société et celles et ceux qui souffrent le plus en son sein, s’il n’y a pas de cause commune entre celles et ceux qui sont plein·e d’espoir et celles et ceux qui sont en colère, alors lorsque ces dernier·ère·s se rebelleront, les premier·ère·s les renieront, et ils et elles seront écrasé·e·s en même temps que tout espoir de changement réel. Aucun effort pour supprimer la hiérarchie ne peut réussir en excluant les personnes laissées-pour-compte, celles et ceux désigné·e·s comme étant les Autres.

Quel devrait donc être notre fondement de légitimité, si ce n’est pas notre engagement en faveur de la légalité, de la non-violence ou de toute autre norme qui pèse sur nos camarades potentiel·le·s ? Comment expliquer ce que nous faisons et pourquoi nous avons le droit de le faire ? Nous devons frapper et faire circuler une monnaie de légitimité qui n’est pas contrôlée par nos dirigeant·e·s, qui ne crée pas d’Autres.

En tant qu’anarchistes, nous considérons que nos désirs et notre bien-être, ainsi que ceux de nos semblables, sont la seule base d’action valable. Plutôt que de classer les actions comme violentes ou non-violentes, nous nous concentrons sur la question de savoir si elles étendent ou restreignent la liberté. Plutôt que d’insister sur le fait que nous sommes non-violent·e·s, nous soulignons la nécessité d’interrompre la violence du haut vers le bas, violence inhérente à la règle hiérarchique. Cela peut être gênant pour celles et ceux qui sont habitué·e·s à chercher le dialogue avec les puissant·e·s, mais c’est inévitable pour tou·te·s celles et ceux qui souhaitent vraiment abolir leur pouvoir.

Conclusion : revenir à la stratégie

Mais comment faire pour interrompre la violence exercée du haut de la pyramide vers le bas ? Les partisan·e·s de la non-violence formulent leur argument en termes stratégiques aussi bien que moraux : la violence aliène les masses, nous empêchant de construire le « pouvoir du peuple » dont nous avons besoin pour triompher.

Il y a un noyau de vérité au cœur de tout cela. Si la violence est comprise comme un usage illégitime de la force, leur argument peut se résumer à une tautologie : une action délégitimée est impopulaire.

En effet, celles et ceux qui considèrent la légitimité de la société capitaliste comme acquise sont susceptibles de considérer comme violente toute personne qui prend des mesures matérielles pour contrecarrer ses disparités. Le défi auquel nous sommes confronté·e·s est donc de légitimer des formes concrètes de résistance : non pas au motif qu’elles sont non-violentes, mais au motif qu’elles sont libératrices, qu’elles répondent à des besoins et des désirs réels.

Ce n’est pas une affaire facile. Même lorsque nous croyons passionnément en ce que nous faisons, si cela n’est pas largement reconnu comme légitime, nous avons tendance à bafouiller lorsqu’on nous demande de nous expliquer. Si seulement nous pouvions rester dans les limites qui nous sont prescrites dans ce système pendant que nous nous employons à le renverser ! Le mouvement Occupy s’est caractérisé par des tentatives visant à faire exactement cela – les citoyen·ne·s insistant sur leur droit d’occuper les parcs publics sur la base d’obscurs vides juridiques, faisant des justifications tortueuses qui ne sont pas plus convaincantes pour les spectateur·rice·s que pour les autorités. Les gens veulent réparer les injustices qui les entourent, mais dans une société hautement réglementée et contrôlée, il y a si peu de choses qu’ils et elles se sentent en droit de faire.

Solnit a peut-être raison de dire que l’accent mis sur la non-violence était essentiel au succès initial d’Occupy Wall Street : les gens veulent avoir l’assurance qu’ils et elles n’auront pas à quitter leur zone de confort et que ce qu’ils et elles font aura un sens pour tou·te·s les autres. Mais il arrive souvent que les conditions préalables à un mouvement deviennent des limitations que ce dernier doit transcender : le mouvement Occupy Oakland est resté dynamique après la disparition d’autres occupations parce qu’ il a adopté une diversité de tactiques, et non pas malgré cela. De même, si nous voulons vraiment transformer notre société, nous ne pouvons pas rester éternellement dans les limites étroites de ce que les autorités jugent légitime : nous devons élargir la gamme de ce que les gens se sentent en droit de faire.

Toute la couverture médiatique du monde ne nous aidera pas si nous ne parvenons pas à créer une situation dans laquelle les gens se sentent en droit de non seulement se défendre mais aussi de se défendre les un·e·s les autres.

Légitimer la résistance, élargir ce qui est acceptable, ne sera pas populaire au début – cela ne l’est jamais, précisément à cause de la tautologie exposée ci-dessus. Il faut un effort constant pour modifier le discours : faire face calmement à l’indignation et aux récriminations, en soulignant humblement nos propres critères de légitimité.

L’intérêt de ce défi dépend de nos objectifs à long terme. Comme l’a souligné[13] David Graeber, les conflits concernant les objectifs se présentent souvent comme des différences morales et stratégiques. Faire de la non-violence le principe central de notre mouvement est logique si notre objectif à long terme n’est pas de remettre en cause la structure fondamentale de notre société, mais de construire un mouvement de masse qui puisse exercer la légitimité définie par les puissant·e·s – et qui soit prêt à se contrôler en conséquence. Mais si nous voulons vraiment transformer notre société, nous devons transformer le discours de la légitimité, et non pas seulement nous positionner en son sein tel qu’il existe actuellement. Si nous nous concentrons uniquement sur ce dernier, nous constaterons que ce terrain nous glisse constamment sous les pieds et que nombre de celles et ceux avec qui nous devons trouver une cause commune ne pourront jamais la partager avec nous.

Il est important d’avoir des débats stratégiques : s’éloigner du discours de la non-violence ne signifie pas que nous devons approuver chaque vitre brisée comme étant une bonne idée. Mais cela ne fait qu’entraver ces débats lorsque les personnes dogmatiques insistent sur le fait que tou·te·s celles et ceux qui ne partagent pas leurs objectifs et leurs hypothèses – pour ne pas dire leurs intérêts de classe – n’ont aucun sens stratégique. Ce n’est pas non plus stratégique de se concentrer sur la délégitimation des efforts des un·e·s et des autres plutôt que de coordonner des actions pour agir ensemble là où nous nous retrouvons stratégiquement. C’est le but de l’affirmation d’une diversité de tactiques : construire un mouvement qui a de l’espace pour nous tou·te·s, mais qui ne laisse pas de place à la domination et au fait de réduire au silence certain·e·s d’entre nous – un « pouvoir du peuple » qui peut à la fois s’étendre et s’intensifier.

Qu’est-ce qu’ils et elles veulent dire lorsqu’ils et elles parlent de paix ?

Texte publié en Aout 2014 sur CrimethInc.com, suite au meutre de Michael Brown par la police, et aux émeutes qui y ont répondu.

« Je m’engage à faire en sorte que les forces de paix et de justice l’emportent », a déclaré le gouverneur du Missouri, Jay Nixon[14], à Ferguson, le samedi 16 août 2014, après une semaine de conflits déclenchés par le meurtre commis par la police de l’adolescent Michael Brown. « Si nous voulons obtenir la justice, nous devons d’abord avoir et maintenir la paix. »

Est-ce ainsi que ça fonctionne – d’abord on impose la paix, puis on obtient la justice ? Et qu’est-ce que cela signifie, les forces de paix et de justice ? De quel genre de paix et de justice parlons-nous ici ?

Comme chacun·e sait, sans les émeutes de Ferguson, la plupart des gens n’auraient jamais entendu parler du meurtre de Michael Brown. Les policiers blancs tuent des centaines d’hommes noirs chaque année[15] sans que la plupart d’entre nous n’en entendent parler. Le gouverneur Nixon veut nous faire croire que ce silence – l’absence de protestation et de perturbation – est la paix qui produira la justice.

C’est toujours le même récit que nous entendons de la part des autorités. Nous devons d’abord nous soumettre à leur contrôle ; puis, elles répondront à nos préoccupations. Tous les problèmes auxquels nous sommes confronté·e·s, insistent-elles, sont causés par notre refus de coopérer. Cet argument semble le plus convaincant lorsqu’il est revêtu de la rhétorique de la démocratie : ce sont « nos » lois et nous devons nous taire et obéir – « nos » flics qui nous tirent dessus et nous gazent – « nos » politicien·ne·s et dirigeant·e·s qui nous supplient de reprendre le cours normal des choses. Mais revenir à la normale, c’est marcher délicatement sur les corps d’innombrables Michael Browns, les envoyer au cimetière et les faire tomber dans l’oubli.

La paix du gouverneur Nixon est ce qui se passe après que les gens aient été pacifié·e·s par la force. Sa justice correspond à toutes les stratégies qu’il faut mettre en place pour nous berner et nous faire accepter la paix dans ces conditions – des pétitions qui vont directement à la poubelle, des procès qui ne donnent jamais plus qu’une tape sur les doigts aux tueurs en uniforme, des campagnes qui peuvent faire avancer la carrière personnelle d’un·e militant·e ou d’un·e politicien·ne mais qui ne mettront jamais fin aux meurtres d’hommes noirs non armés.

Permettez-nous de proposer une autre idée sur la manière de traiter les conflits – ce que nous pourrions appeler l’approche anarchiste. L’idée de base est assez simple. La paix réelle ne peut pas être imposée ; elle ne peut émerger qu’en conséquence de la résolution du conflit. D’où le chant classique : pas de justice, pas de paix.

Laissé à lui-même, un état de déséquilibre tend toujours à revenir à un état d’équilibre. Pour maintenir en place les déséquilibres, il faut que la force soit introduite dans la situation. Plus les disparités sont grandes, plus il faut de force pour les maintenir. C’est aussi vrai au sein de la société qu’en physique.

Cela signifie que vous ne pouvez pas avoir de riches et de pauvres sans que la police n’impose la relation inégale qui existe concernant l’accès des personnes aux ressources dont elles ont besoin. Vous ne pouvez pas avoir de blanc·he·s, qui infléchissent et stabilisent cette division de classe, sans une vaste infrastructure de tribunaux et de prisons racistes. Vous ne pouvez pas garder deux millions et demi de personnes – dont près d’un million d’hommes noirs – derrière les barreaux sans l’exercice constant d’une violence potentiellement mortelle. Vous ne pouvez pas appliquer des lois qui protègent la richesse de bons libéraux comme le gouverneur Nixon sans que des officiers de police tels que Darren Wilson ne tuent des hommes noirs par centaines.

La militarisation de la police n’est pas une aberration – c’est la condition nécessaire d’une société basée sur la hiérarchie et la domination. Ce n’est pas seulement la police qui a été militarisée, mais tout notre mode de vie. Quiconque ne voit pas cela ne fait pas partie de celles et ceux qui sont directement visées par les armes. Ces armes sont les forces de paix et de justice, les mécanismes qui « maintiennent la paix » dans un ordre social dramatiquement déséquilibré.

Parfois, elles apparaissent sous la forme de caméras de surveillance, d’agents de sécurité, de policiers qui nous arrêtent et nous fouillent ou nous tirent dessus. D’autres fois, lorsque cela devient trop controversé, les forces de paix et de justice réapparaissent sous la forme de gentils flics qui semblent vraiment se soucier de nous, de politicien·ne·s sérieux·euses qui veulent tout améliorer – tout ce qu’il faut pour ramener l’opinion publique du côté de celles et ceux qui tirent les gaz lacrymogènes. D’autres fois encore, les forces de paix et de justice sont les dirigeant·e·s communautaires qui nous supplient de quitter la rue, nous accusent d’être des « agitateurs et agitatrices extérieur·e·s » ou nous promettent un exutoire plus efficace pour notre rage si seulement nous coopérons – tout ce qui peut contrecarrer, discréditer ou reporter la lutte concrète et immédiate contre l’injustice. Dans tous les cas, c’est la même escroquerie : la paix maintenant, la justice plus tard.

Mais une paix réelle est impossible tant que nous ne mettons pas fin à l’imposition violente des inégalités. Tous les conflits qui sont actuellement réprimés par les forces de l’ordre – entre les promoteurs immobiliers et les habitant·e·s, entre les riches et les pauvres, entre les personnes privilégié·e·s de part leur couleur de peau et tou·te·s les autres – doivent pouvoir remonter à la surface. Il faut rendre impossible le fait que quiconque puisse contraindre une autre personne à accepter une relation qui n’est pas dans son intérêt : alors, et seulement alors, tout le monde sera incité à régler les conflits et à parvenir à un accord.

C’est la seule façon d’aller de l’avant, mais c’est une perspective intimidante. Il n’est pas surprenant que les gens accusent souvent celles et ceux qui se défendent plutôt que d’accepter l’ampleur des divisions qui existent dans notre société. Cela explique pourquoi tant d’expert·e·s apparemment bien intentionné·e·s ont prétendu ne pas comprendre pourquoi les gens s’engageaient dans des actions de pillage pour protester contre le meurtre de Michael Brown. La même imposition constante de la force qui a coûté la vie à Michael Brown sépare des millions de personnes des ressources dont elles ont besoin pour vivre au quotidien. Dans cette optique, le pillage est parfaitement logique – comme moyen de résoudre les problèmes immédiats de pauvreté, de se rebeller contre la violence des autorités, et de souligner que le changement doit être plus profond que la simple réforme de la police.

N’en voulons pas à celles et ceux qui dérapent de nous rappeler qu’il y a encore et toujours des conflits qui restent non résolus au sein de notre société. Au contraire, nous devrions leur être reconnaissant·e·s. Ils et elles ne perturbent pas la paix, ils et elles mettent simplement en lumière le fait qu’au départ, il n’y a jamais eu de paix, il n’y a jamais eu de justice. Au péril de leur vie, ils et elles nous font un cadeau : une chance de pouvoir reconnaître la souffrance qui nous entoure et de redécouvrir notre capacité à nous identifier et à sympathiser avec celles et ceux qui la vivent au quotidien. Car nous ne pouvons vivre des tragédies telles que la mort de Michael Brown que pour ce qu’elles sont que lorsque nous voyons d’autres personnes y répondre comme étant des tragédies. Sinon, à moins que les événements ne nous touchent directement, nous restons insensibles. Si tu veux que les gens remarquent une injustice, tu dois y réagir immédiatement, comme les gens l’ont fait à Ferguson. Tu ne dois pas attendre un meilleur moment, ne pas implorer les autorités, ne pas faire de bruit pour un public imaginaire représentant l’opinion publique. Tu dois immédiatement passer à l’action, en montrant que la situation est suffisamment grave pour la justifier.

Ferguson n’est pas un cas unique – il existe d’innombrables villes de ce type aux États-Unis, dans lesquelles la même dynamique se joue entre la police et la population. La rébellion de Ferguson ne sera certainement pas la dernière de ce genre. Celles et ceux d’entre nous qui n’adhèrent pas au programme de la paix maintenant, la justice plus tard du gouverneur Nixon, doivent se préparer aux luttes qui vont bientôt se dérouler. Puissions-nous nous rencontrer un jour dans un monde sans gaz lacrymogènes, au sein duquel la couleur de peau n’est pas une arme.

La fabrication des « agitateurs et agitatrices extérieur·e·s »

Texte publié en Aout 2014 sur CrimethInc.com, suite au meutre de Michael Brown par la police, et aux émeutes qui y ont répondu.

Le 19 août 2014, dix jours après que la police ait assassiné Michael Brown[16] à Ferguson, dans le Missouri, un grand nombre de médias officiels ont publié des articles accusant des « criminel·le·s »[17] et des « agitateurs et agitatrices extérieur·e·s »[18] d’être responsables des affrontements pendant les manifestations. CNN[19] a affirmé que « toutes les parties s’accordent à dire qu’il y a un certain nombre de personnes – distinctes de la majorité des manifestant·e·s – qui fomentent la violence », citant un capitaine de la patrouille routière de l’État, un sénateur de l’État et un ancien directeur adjoint du FBI pour confirmer ses dires.

La police militarisée d’aujourd’hui comprend qu’elle opère sur deux champs de bataille différents en même temps : non seulement celui de la rue, mais aussi celui du discours. Tant que la plupart des personnes restent passives, la police peut harceler, frapper, arrêter et même tuer des personnes en toute impunité – en tout cas certaines personnes[20]. Mais parfois, les protestations deviennent « incontrôlables »[21], c’est-à-dire qu’elles ont en fait un impact sur la capacité qu’ont les autorités à garder la population sous contrôle. Alors, sans surprise, la police et les politicien·ne·s passent à la deuxième stratégie de leur manuel : ils et elles déclarent qu’ils et elles soutiennent les manifestant·e·s et qu’ils et elles sont là pour défendre leurs droits, mais que malheureusement quelques mauvaises pommes gâchent le tout. Dans ce nouveau récit, les ennemi·e·s des manifestant·e·s ne sont pas les policiers qui gazent et tirent sur les gens, mais celles et ceux qui résistent à la police et à sa violence. Lorsque cette stratégie fonctionne, elle permet à la police de recommencer à harceler, frapper, arrêter et tuer des personnes en toute impunité – en tout cas, certaines personnes.

Sans surprise, quelques heures après la parution de ces articles sur les « criminel·le·s » et les « agitateurs et agitatrices extérieur·e·s », la police de Saint-Louis a tué un autre homme[22] à moins de cinq kilomètres de Ferguson. Nous voyons ici comment le fait de définir les personnes comme des « criminel·le·s » et des « agitateurs et agitatrices extérieur·e·s » est en soi un acte de violence, ouvrant la voie à d’autres formes de violences. Tu peux prédire le comportement de la police lors des manifestations avec un degré de précision assez élevé en te basant sur la rhétorique qu’elle déploie à l’avance pour préparer le terrain.

Ainsi, lorsque nous les entendons parler d’« agitateurs et d’agitatrices extérieur·e·s », nous savons que les autorités s’apprêtent à faire couler le sang. De leur point de vue, c’est d’autant mieux si les gens adhèrent à cette rhétorique et deviennent leur propre police, de sorte qu’aucun agent n’ait à se salir les mains. Cette mesure est souvent préconisée au nom de la prévention de la violence, mais l’autosurveillance nous renvoie à la même passivité qui permet à la violence policière de se produire en premier lieu. Combien de personnes auraient entendu parler de Michael Brown si les « criminel·le·s » et les « agitateurs et agitatrices » n’avaient pas attiré notre attention sur sa mort ? L’autosurveillance préserve également l’impression que nous choisissons toutes et tous de notre plein gré cet état des choses, renforçant ainsi l’impression que quiconque ne le fait pas est un·e étranger·ère.

« Toutes les parties s’accordent à dire qu’il y a un certain nombre de personnes – distinctes de la majorité des manifestant·e·s – qui fomentent la violence. »

— CNN[23]

De toute façon, qu’est-ce qu’un « agitateur ou une agitatrice extérieur·e » ? Déployer la Garde nationale dans une ville de 21 000 habitant·e·s – n’est-ce pas de l’agitation extérieure ? Quand Occupy Oakland a fait la une des journaux en 2011, on parlait beaucoup d’« agitateurs et d’agitatrices extérieur·e·s » qui venaient en ville pour semer le trouble en affrontant la police, jusqu’à ce qu’on découvre que plus de 90 % des flics d’Oakland vivaient en dehors de la ville[24]. Il est certain que si quelqu’un·e mérite d’être catalogué·e comme agitateur ou agitatrice extérieur·e – à Ferguson, à Oakland ou dans toute autre communauté des États-Unis – ce sont bien les autorités.

Mais qu’en est-il des personnes qui viennent de l’extérieur de la ville pour participer à des manifestations ? L’article de CNN[25] affirme que « selon les registres de la prison, on trouve parmi les personnes arrêtées des résident·e·s de Chicago, Brooklyn, Washington, San Francisco, Austin, Des Moines, et Huntsville, dans l’Alabama. »

Cela pourrait sembler être une preuve convaincante pour les lecteur·rice·s de la classe moyenne. Mais toute personne qui a été pauvre et précaire sait que l’adresse permanente que tu donnes lorsque tu es arrêté·e peut ne pas être la même que celle de ton domicile. Tu peux donner une adresse différente parce que tu n’es pas sûr·e de rester dans ton logement actuel, parce que le ou la propriétaire ne sait pas que ton logement compte plus de personnes que celles qui sont indiquées sur le bail, ou simplement parce que tu ne veux pas que les autorités locales sachent où te trouver. Au lieu de cela, tu préfères plutôt donner une adresse plus fiable sur le long terme, peut-être située dans un autre État.

Mais imaginons que certaines des personnes arrêtées qui ont donné une adresse à l’extérieure de la ville se trouvent à Ferguson pour la toute première fois. Cela ne ferait-il pas d’elles et eux des agitateurs et des agitatrices extérieur·e·s ? Peut-être que oui, si le problème était uniquement spécifique à Ferguson et s’ils et elles n’avaient aucun intérêt dans cette affaire. Mais à « Chicago[26], Brooklyn[27], Washington, San Francisco[28], Austin[29], Des Moines et Huntsville, dans l’Alabama », la police a tué des hommes noirs dans des circonstances identiques. La militarisation[30], la brutalité et le racisme systématique de la police sont en vigueur dans tout le pays, et pas seulement à Ferguson. Lorsque les personnes souffrent des mêmes formes d’oppression partout, il est logique que nous nous entraidions, que nous fassions cause commune.

Ce n’est pas de l’agitation extérieure. Il s’agit de solidarité.

Tant que nous comprendrons les problèmes auxquels nous sommes confronté·e·s de manière individualiste, nous serons impuissant·e·s face aux autorités. La solidarité a toujours été l’outil le plus important des opprimé·e·s. C’est pourquoi les autorités se donnent tant de mal pour diaboliser toute personne qui a le courage de prendre des risques pour soutenir les autres. Tout au long des luttes pour les droits civiques du XXe siècle, les participant·e·s qui sont aujourd’hui célébré·e·s comme des héros et des héroïnes ont été catalogué·e·s d’« agitateurs et d’agitatrices extérieur·e·s. » Ce terme a une longue histoire sur les langues des racistes et des réactionnaires.

Dans cette optique, il est ironique, voire inattendu, que l’un des stéréotypes des médias officiels concernant l’« agitateur et l’agitatrice extérieur·e » soit celui de l’« anarchiste blanc·he »[31] – comme si tou·te·s les anarchistes étaient des personnes blanches[32]. Il n’est plus considéré comme convenable de traiter les gens de traîtres à la race, l’allégation est donc inversée : les blanc·he·s qui se battent aux côtés des personnes de couleur ne doivent pas avoir à cœur leurs intérêts, certainement pas autant que la police et les médias officiels. Bien que se déclarer anarchiste ne libère pas comme par magie une personne blanche du racisme qui imprègne notre société, il est en effet raciste d’attribuer tous les troubles de Ferguson à des « anarchistes blanc·he·s », en niant l’existence ou l’action des participant·e·s de couleur.

Ce sont les médias officiels qui tentent de jouer une carte raciale à part entière, afin de créer des divisions entre celles et ceux qui luttent contre la brutalité policière. Il n’est pas surprenant que les autorités cherchent à créer la discorde selon des critères raciaux – l’une des principales raisons pour lesquelles le concept de race a été inventé[33] était de diviser celles et ceux qui auraient autrement un intérêt commun à renverser la hiérarchie.

Pour le souligner une fois de plus, nous devons comprendre le déploiement de la rhétorique sur les « agitateurs et agitatrices extérieur·e·s » comme une opération militaire destinée à isoler et à cibler un·e ennemi·e : diviser pour mieux régner. L’ennemi·e que les autorités visent est principalement une personne de couleur, mais ce n’est pas seulement un corps social spécifique ; c’est aussi un aspect de notre humanité, une partie de nous tou·te·s. Le but ultime de la police n’est pas tant de brutaliser et de pacifier des individus spécifiques que d’extraire la rébellion elle-même du tissu social. Elle cherche à extérioriser l’agitation, de sorte que toute personne qui se défend sera perçue comme une étrangère, comme déviante et antisociale.

Cette stratégie aurait plus de chances de réussir si la plupart des personnes étaient intégrées dans des lieux confortables au sein des structures de pouvoir. Mais le problème de leur stratégie, à ce moment historique particulier, est que nous sommes de plus en plus nombreux·euses à nous trouver en dehors de ces dernières : en dehors d’un lieu de travail stable, en dehors d’une position reconnue de légitimité politique, en dehors des incitations qui récompensent les personnes qui se taisent. Nous nous retrouvons en dehors, et nous nous retrouvons les un·e·s les autres. Nous constatons qu’il n’est pas logique de continuer à être dociles, que notre seul espoir est de tout miser sur la lutte commune pour notre survie collective plutôt que de lutter entre nous pour une place dans la hiérarchie.

La prochaine fois, les autorités auront de la chance si les troubles se limitent à une seule ville, elles pourront alors accuser celles et ceux qui s’y rendent d’être des agitateurs et des agitatrices extérieur·e·s. Le racisme et la brutalité policière qui font que Ferguson est aujourd’hui tristement célèbre sont très répandus. La prochaine conflagration pourrait se propager partout, comme l’a fait Occupy. Arrêtez de nous tuer, ou sinon.

[1] http://thelede.blogs.nytimes.com/2011/08/06/shops-and-cars-burn-in-anti-police-riot-in-london/

[2] http://www.trabal.org/texts/stvio_socmovestud.pdf

[3] https://fr.qwe.wiki/wiki/Floating_signifier

[4] http://www.egyptindependent.com/node/617036

[5] http://www.youtube.com/watch?v=TyDLjLfE2Jc

[6] http://occupywallst.org/article/solidarity-statement-cairo/

« Celles et ceux qui ont dit que la révolution égyptienne était pacifique n’ont pas vu les horreurs que la police nous a infligées, ni la résistance et même la force que les révolutionnaires ont utilisées contre la police pour défendre leurs occupations et leurs espaces provisoires : de l’aveu même du gouvernement, 99 commissariats de police ont été dévorés par les flammes, des milliers de voitures de police ont été détruites et tous les bureaux du parti au pouvoir ont été incendiés dans tout le pays. Des barricades ont été érigées, des officiers ont été repoussés et lapidés avec des pierres alors même qu’ils tiraient sur nous des gaz lacrymogènes et des balles réelles… si l’État avait abandonné immédiatement, nous aurions été ravi·e·s, mais comme les autorités cherchaient à nous maltraiter, nous battre, nous tuer, nous savions qu’il n’y avait pas d’autre option que de riposter. »

— Un discours de solidarité provenant du Caire adressé à Occupy Wall Street le 24 octobre 2011.

[7] https://fr.crimethinc.com/2020/06/01/lillegitimite-de-la-violence-la-violence-de-la-legitimite#fn:1

[8] http://www.sfgate.com/cgi-bin/article.cgi?f=/c/a/2011/11/10/MNH21LTC4D. DTL#ixzz1dQT8J9cb

[9] http://www.commondreams.org/view/2011/11/14-8

[10] http://en.wikipedia.org/wiki/Other

[11] http://en.wikipedia.org/wiki/Other

[12] https://crimethinc.com/blog/2011/01/26/the-uk-student-movement/

[13] http://theanarchistlibrary.org/HTML/David_Graeber__The_Shock_of_Victory.html

Notes : qu’est-ce-qu’ils veulent dire… & La fabrication des agitateur-ices…

[14] https://fox40.com/news/national-and-world-news/missouri-governor-declares-emergency-in-wake-of-growing-tensions-demonstrations/

[15] https://mappingpoliceviolence.org/

[16] https://eu.usatoday.com/story/news/nation/2014/08/14/michael-brown-ferguson-missouri-timeline/14051827/

[17] https://www.foxnews.com/us/state-trooper-slams-criminals-in-ferguson-as-31-arrested-following-latest-unrest

[18] https://www.csmonitor.com/USA/USA-Update/2014/0819/Ferguson-Who-are-the-outside-agitators-entering-the-fray

[19] https://web.archive.org/web/20140825023214/http://www.krdo.com:80/news/agitators-in-ferguson-called-a-disgrace/27612752

[20] https://www.alternet.org/2013/05/1-black-man-killed-every-28-hours-police-or-vigilantes-america-perpetually-war-its/?paging=off&current_page=1#bookmark

[21] https://crimethinc.com/2014/08/18/feature-what-they-mean-when-they-say-peace

[22] https://fox2now.com/news/officer-involved-shooting-in-north-st-louis-2/

[23] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cable_News_Network

[24] https://www.eastbayexpress.com/oakland/the-high-costs-of-outsourcing-policeandnbsp/Content?oid=3306199

[25] https://web.archive.org/web/20140825023214/http://www.krdo.com:80/news/agitators-in-ferguson-called-a-disgrace/27612752

[26] https://truthout.org/articles/unarmed-black-woman-shot-and-killed-by-chicago-police-officer-less-than-a-month-after-trayvon-martin/

[27] https://www.vice.com/en_us/article/4wq93 g/tough-with-badges-punks-without-them-kimani-gray-and-two-weeks-of-struggle-in-flatbush-brooklyn

[28] https://fr.crimethinc.com/2014/08/20/justice4alexnieto.org

[29] http://hiphopandpolitics.com/2012/04/06/29-black-people-have-been-killed-by-policesecurity-since-jan-2012-16-since-trayvon/

[30] https://www.nytimes.com/interactive/2014/08/15/us/surplus-military-equipment-map.html?_r=2

[31] https://nymag.com/intelligencer/2014/08/ferguson-protest-monday.html

[32] https://web.archive.org/web/20140717081139/http://zinelibrary.info/files/ocor_book_1.pdf

[33] https://www.amazon.com/The-Invention-White-Race-Volume/dp/1844677699

Voir également

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