— Les violences conjugales
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Ce texte à été écrit suite à des rencontres non-mixtes organisées en novembre 2007. Lors de ces rencontres, de nombreuses discussions nous ont amenées à la question des violences conjugales et à celle de la gestion collective de ce genre de situations.
Merci à FFO.
Inspiré du livre Femmes sous emprise, de Marie-France Hirigoyen ; et malheureusement de nos expériences de femmes, de celles des autres femmes avec qui nous avons parlé.
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Quand on dit “violences conjugales”, souvent on s’imagine la femme couverte de marques, tabassée par son mari, voire tuée. Ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Le paroxysme de violences insidieuses, quotidiennes, inscrites dans l’histoire du couple. Les violences physiques viennent toujours en plus des violences psychologiques, quand déjà la femme est prise au piège d’un rapport profondément inégal.
“J’ai longtemps cru que la violence conjugale ne me concernait pas, parce que mon mari ne me battait pas. Mais en fait, j’étais si soumise qu’il n’avait pas besoin de me frapper pour que je fasse ses quatre volontés. La violence physique n’est apparue que quand j’ai commencé à résister.”
Les violences conjugales, c’est tous les petits actes qui rabaissent la
femme, la placent sous l’emprise de son compagnon, entérinent une
inégalité de statut. Au départ, il y a des “micro-violences” qui
préparent le terrain, puis c’est l’escalade, un cercle vicieux où
l’homme impose toujours plus, la femme accepte toujours plus.
On parle de violences psychologiques quand l’homme par tout un ensemble
d’attitudes, de comportements, de propos, dénigre et nie la façon d’être
de la femme, la déstabilise, la blesse. De cette manière, l’homme impose
son pouvoir et prend le contrôle de la relation.
Si ces violences sont parfois difficiles à séparer, c’est qu’elles jouent sur la subjectivité des personnes : certaines choses peuvent paraître anodines aux yeux des autres mais la femme en ressent la violence. Ces violences peuvent commencer de façon très subtile : ton menaçant, railleur, regards réprobateurs, méprisants, etc., mais tous contribuent à la dévalorisation de la femme, à la mettre mal-à l’aise, à lui faire peur, à la mettre sous pression.
Souvent, en public, l’homme a l’air irréprochable, parce qu’il tient à préserver l’image que les autres ont de lui. Ou alors il se cache derrière l’humour, l’ironie, prétextant que “c’est juste une blague”. C’est dans l’espace privé souvent que la violence se révèle pleinement.
Quand la femme essaye de réagir, l’homme lui explique qu’elle se trompe : “je plaisantais” ou “j’étais énervé, mais c’est pas contre toi” ou “mais non, je ne suis pas jaloux, je m’inquiétais pour toi”. Et ça marche si bien que la femme finit par douter de la réalité de ce qu’elle a vécu, par se dire que ce sont ses perceptions qui sont erronées, qu’elle est parano, qu’elle devient folle, qu’elle se fait des films…
On peut essayer de distinguer plusieurs axes autour desquels s’articulent les violences conjugales, plusieurs mécanismes qui les entretiennent.
Le contrôle
Il renvoie à la possession de l’autre. C’est l’intrusion dans les activités de la femme, dans ses relations sociales, dans ses choix personnels. C’est quand il n’existe plus un espace de la vie de la femme où son compagnon ne soit pas présent. “tu sais, ta copine, je pense qu’elle se sert de toi”, “t’es sûre que tu veux faire des études de socio ? y’a pas beaucoup de débouchés”. Ca peut-être juste en témoignant de l’intérêt “t’as fait quoi aujourd’hui ?” mais de façon systématique qui amène à un point où il n’y a plus rien de la femme que l’homme ne sache pas. C’est parler en son nom “oh, elle n’aime pas trop le ski”, “je crois que ce soir elle n’a pas envie de sortir”.
L’isolement
Pour que la violence puisse se perpétuer, il faut séparer la femme
progressivement de ses ami-e-s, de sa famille. La priver de soutien,
d’oreilles à qui confier ce qu’elle subit. Des fois, ça passe par une
dévalorisation des personnes : “ta mère ne te respecte pas, elle ne
s’intéresse pas à toi”, “tes copines sont vraiment insupportables !”, “X
a trouvé que tu exagérais l’autre soir”. L’homme peut aussi jouer ce jeu
à l’inverse : aller voir les ami-e-s pour disqualifier à leur yeux sa
compagne. Il faut que la vie de la femme soit tournée uniquement vers
son compagnon, qu’il soit central, qu’elle s’occupe de lui, qu’il soit
toujours prioritaire, qu’elle pense tout le temps à lui. Ca peut être
quand l’homme explique à sa compagne qu’il est mal, qu’il faut qu’elle
reste prés de lui, et que du coup, elle annule tout naturellement sa
soirée entre copines. Quand comme par hasard dès que la femme est
ailleurs à vivre pour elle, son compagnon a besoin d’elle et la fait
rentrer.
C’est tout ce qui prive la femme d’indépendance, permettant que pour
elle, il devienne impossible de vivre sans son compagnon. L’isolement
social dans lequel se trouve alors la femme laisse toute sa place au
contrôle total.
La jalousie
C’est un forme de contrôle, rattachée au désir de possession. Ce que
l’homme veut, c’est l’exclusivité : l’exclusivité sexuelle bien sûr,
mais au-delà de ça, l’exclusivité relationnelle, l’exclusivité dans le
rapport de confiance, l’exclusivité des sentiments, des pensées. Sous
des formes plus ou moins diffuses, c’est la volonté d’être le centre, le
seul : celui avec qui elle couche, celui à qui elle parle, celui avec
qui elle pratique telle ou telle activité, celui à qui elle pense, à qui
elle fait des cadeaux. Celui qui est toujours prioritaire, qui passe
avant le reste du monde. Dans la forme exacerbée, c’est le contrôle des
appels, des activités, des fréquentations. Mais la jalousie se joue
beaucoup plus subtilement : “tu as raconté ça à X alors que tu ne me
l’as pas dit à moi ? tu n’as plus confiance ?”. C’est aussi toutes les
stratégies qu’un homme peut mettre en place quand il ressent que sa
compagne a de l’attirance pour un autre : dévaloriser le concurrent (“je
trouve franchement que X est inintéressant/manipulateur”), s’accaparer
la femme quand elle est en présence de l’autre homme (“dis, tu peux
venir 5 minutes, il faut que je te parle d’un truc hyper-important”),
marquer sa propriété au rival (venir s’asseoir prés de la femme,
l’embrasser, la caresser).
Souvent, la jalousie n’est pas admise par l’homme : inutile de dire “tu
as eu un comportement jaloux”, il ne le reconnaîtra pas et trouvera
toujours de bonnes excuses : “j’avais juste envie d’être près de toi”,
“si je me suis énervé, c’est juste que je sens bien que ce type n’en
veut qu’à ton cul”, “désolé, j’étais de mauvaise humeur”, “c’est pas que
tu passes du temps avec lui/elle qui me dérange, c’est juste qu’à ce
moment là, j’avais besoin de toi, j’étais mal et toi t’en avais rien à
faire, tu m’as délaissé”.
Le harcèlement
En répétant à satiété un message à quelqu’un, on parvient à saturer ses
capacités critiques et à lui faire accepter n’importe quoi. Ce sont, par
exemple, les discussions interminables jusqu’à ce que la femme, épuisée,
cède et dise ou fasse ce que son compagnon attend. Ce type de mécanismes
peut s’appliquer pour de nombreuses choses. C’est l’interrogatoire pour
que la femme avoue qu’elle a eu des relations sexuelles avec quelqu’un-e
d’autre. C’est l’homme qui ne cesse de douter des sentiments de sa
compagne pour qu’elle le rassure en lui disant qu’elle l’aime plus que
tout, qu’il est la chose la plus importante dans sa vie. C’est le type
qui n’arrête pas de parler de sodomie à sa compagne alors qu’elle n’en a
pas envie, utilisant tous les arguments possibles jusqu’à ce qu’elle
cède. C’est à chaque fois que la femme, par lassitude, finit par trouver
plus simple d’obtempérer. Ou encore plus vicieux, à chaque fois que, à
force d’entendre les mêmes discours, les mêmes arguments, elle finit par
être persuadée que son compagnon a raison.
Le harcèlement intervient très souvent après la rupture : c’est une
façon pour l’homme de rester omniprésent dans l’esprit de la femme, de
lui rappeler qu’il attend qu’elle revienne. Ce sont les 10 coups de fils
par jours, les lettres, les visites surprises, s’arranger pour se
retrouver “comme par hasard” dans les mêmes endroits qu’elle, etc. Ca
peut-être des insultes, des menaces : menaces de violence sur la femme,
bien sûr, mais aussi culpabilisation : “si tu reviens pas, je vais faire
une connerie. je suis capable de me foutre en l’air”. Mais ça peut-être
aussi les déclarations d’amour, les “reviens, je vais changer, je me
rend bien compte”, qui empêchent la femme de prendre du recul, de la
distance.
Le dénigrement - la dévalorisation
Il s’agit d’atteindre l’estime de soi de la femme, d’ébranler sa
confiance en elle. C’est lui montrer qu’elle ne vaut rien, qu’elle n’est
pas capable. Cela induit plusieurs choses : la femme doute d’elle, perd
son assurance ; elle intériorise un sentiment d’infériorité qui
maintient la domination de l’homme. Ca renvoie également une image où la
femme a besoin de son compagnon : “qu’est ce que tu ferais sans moi ?
Franchement, tu serais perdue sans moi pour te guider, te conseiller,
t’épauler, te soutenir”. Ou alors “personne d’autre ne voudrait de toi.
Il n’y a qu’avec moi que tu peux te sentir bien parce que je suis bien
le seul qui accepte de te supporter”.
Ici encore, on a tout un panel de stratégies : mettre en doute la santé
mentale de la femme (“mais, tu perds la tête, t’es complètement
hystérique/folle, tu délires”) ; dénigrer ses capacités intellectuelles
(se moquer de ses points de vues, de ses opinions, prendre un ton très
professoral ou intello pour lui expliquer des choses, montrer que
évidemment, il sait mieux qu’elle, il a tout compris, tous les petits
“mais qu’est ce qui t’y connais, toi, à ça ?"). C’est aussi critiquer
son physique, son apparence et l’image qu’elle peut renvoyer (“tu
comptes quand même pas sortir comme ça ?"), l’accuser d’avoir des
comportement inappropriés, mettre en doute ses capacités sexuelles,
professionnelles, maternelles, affectives ; l’accuser de mille et une
tares de caractère. C’est les “t’es vraiment trop conne” ou “tu te
conduit vraiment comme une salope”.
Ca peut être en utilisant les autres, leur regard et leur jugement : “X
m’a dit qu’il te trouvait vulgaire”, “je crois que tu as choqué X”,
“t’as vu comment t’as parlé à X ?”. Monter qu’il n’est pas le seul à
penser ça, que tout le monde est de son côté, et donc que ça prouve bien
que c’est elle qui est en tort. Ca peut être en mentant, mais aussi
réellement, en montant les autres contre la femme, par exemple en allant
raconter à quel point elle exagère.
C’est aussi un renforcement du sentiment de faiblesse de la femme, où
elle ne se sent pas les moyens, pas la force d’agir.
Les humilations
C’est sensiblement le même procédé, c’est rabaisser la femme jusqu’à ce qu’elle se sente tellement misérable qu’elle voudrait disparaître, la ridiculiser, lui enlever toute dignité. C’est lui afficher son mépris, la priver du droit au respect. L’humilier tellement que c’est elle qui a honte. C’est encore plus violent quand c’est en public, quand c’est face au regard des autres. Insulter, crier sur la femme, lui cracher au visage, la forcer à se mettre dans des positions de soumission (par exemple, jeter quelque chose par terre pour qu’elle soit obligée de se mettre à quatre pattes), la tourner en dérision (par exemple, c’est elle qui est ridicule quand elle hurle sa colère).
L’intimidation
Claquer les portes, casser des objets, s’énerver tout seul, hurler sur
l’animal de compagnie. Si ces violences ne sont pas adressées
directement à la femme, elle installent un climat de peur : peur des
coups, ou simplement peur de se faire hurler dessus, envoyer chier.
C’est une forme de violence très facile à nier pour l’homme : “mais tu
sais bien que c’est pas contre toi que je m’énerve. Jamais je te
parlerais comme ça”
L’indifférence aux demandes affectives
La violence morale, ça peut être aussi le refus de se sentir concerné par l’autre. Se montrer insensible, inattentif envers sa compagne, ne pas la prendre au sérieux, ne pas donner d’importance aux choses qui en ont pour elle, afficher ostensiblement rejet, mépris. Être froid, distant, repousser l’autre, l’envoyer chier. Rejeter ses demandes, ses attentes, sans explications ou discussion. Et après c’est encore la femme qui mets en doute, qui cherche ce qu’elle à mal fait, en quoi elle s’y prend mal. C’est refuser de parler, d’expliquer. C’est le mec qui fait la gueule mais qui refuse de dire un mot, et la femme qui cherche en quoi c’est de sa faute à elle. C’est aussi ignorer les besoins, les sentiments, les craintes de l’autre, ne pas les prendre en considération. Il arrive fréquemment dans une relations que les deux personnes n’aient pas les mêmes envies, les mêmes attentes, ce n’est pas un problème. La violence, c’est quand on refuse de les entendre, de leur donner une existence. Ca peut être aussi créer une situation de manque et de frustration pour maintenir la femme en insécurité. C’est ne pas tenir compte de l’état physique ou psychologique de sa compagne, l’ignorer. Nier la subjectivité de l’autre, faire comme si elle n’existait pas.
Les menaces
Les menaces peuvent porter sur des dizaines de choses. Elles prennent
pour objet tout ce qui est important aux yeux de la femme. Menacer de
frapper, d’enlever les enfants, menacer de couper les vivre. Menacer de
se suicider.
Les menaces placent la femme dans une position ou c’est elle qui porte
la responsabilité : “je te préviens de ce qui va se passer, donc si tu
t’obstines, ce sera de ta faute”. Dans ce procédé, c’est la femme qui se
sent coupable de la violence.
La violence physique
Généralement, elle intervient à partir du moment où la femme résiste à la violence psychologique. Quand ces violences ne sont pas récurrentes mais interviennent de façon isolée, souvent la femme ne les reconnaît pas elle même et trouve une explication pour les justifier : “il était fatigué/énervé”, “il ne l’a pas fait exprès”, “il ne s’est pas contrôlé”. La violence physique ne jaillit pas de nulle part, elle est l’aboutissement d’un processus de violence engagé largement en amont.
Les violences sexuelles
C’est une forme de violence très large, allant du devoir conjugal au
viol en passant par le harcèlement sexuel ou l’exploitation sexuelle. A
la base de toutes ses formes, il y a le même schéma : le désir et le
corps de la femme sont subordonnés à ceux de l’homme. C’est quand la
sexualité de la femme est soumise à celle de l’homme. C’est quand la
femme est contrainte d’accepter une relation sexuelle qu’elle ne veut
pas. C’est bien sûr le viol pratiqué avec usage de la force physique, où
le refus exprimé de la femme n’est pas pris en compte. Mais c’est
beaucoup d’autre choses.
C’est le devoir conjugal. Quand la femme n’a pas envie, mais qu’elle ne
l’exprime pas et se force, parce qu’elle a peur de blesser son
compagnon, parce qu’elle ne veut pas qu’il se sente rejeté, qu’il doute
de son amour. C’est toutes les fois où la femme doit se justifier parce
qu’elle n’a pas envie d’un rapport sexuel : “tu n’as plus envie de moi”,
“tu ne m’aimes plus”, “de toute façon, on ne fais plus l’amour”.
C’est quand la femme ne souhaite pas telle pratique sexuelle, mais
qu’elle finit par l’accepter. Parce qu’elle n’ose pas dire non, parce
qu’elle ne veut pas renvoyer à son partenaire l’image d’un mauvais coup,
parce qu’elle veut lui faire plaisir. C’est quand l’homme obtient ce
qu’il veut parce qu’il insiste, qu’il remet toujours ça sur le tapis,
jusqu’à satisfaction. “Je ne comprend pas, toutes les autres femmes avec
qui j’ai couché aimaient ça”, “t’es coincée”, “tu me fais confiance,
non ?”.
C’est quand l’homme utilise la suggestion, la culpabilisation, la menace
pour obtenir un acte sexuel. C’est quand la sexualité n’est plus
question de désir mais de domination, quand elle est une façon de dire
“tu m’appartiens”.
Les pressions économiques et matérielles
C’est les moyens concrets qui amène la femme à une situation où elle est dépendante de l’homme. Où au-delà des questions affectives il devient difficile, compliqué pour la femme de partir. La crainte des difficultés matérielles engendrées par la séparation contraint la femme à rester.
Exploiter les faiblesses de l’autre - taper là où ça fait mal
La relation amoureuse offre un accès privilégié à l’intimité de l’autre. C’est de fait un poste privilégié pour faire mal. Dans tout ce processus de dévalorisation, d’infériorisation de la femme, l’homme a cette arme particulièrement efficace : connaître les fragilités de la femme, ses faiblesses, ses failles émotionnelles et les exploiter. C’est quand ce qui était de l’ordre de la confiance devient une puissance destructrice. C’est par exemple quand l’homme utilise les confidences que la femme lui a fait et les retourne contre elle : une femme qui a un rapport particulièrement compliqué à sa mère et qui s’entend dire dans une dispute “on dirait ta mère” ; une femme qui a vécu une rupture affective douloureuse et à qui son compagnon balance “ça m’étonne pas que X veuille plus te parler”. C’est tout ce qui permet de blesser parce qu’il sait précisément ou frapper. C’est quand une femme manque de confiance en elle et que l’homme accentue cette faiblesse.
Le chantage affectif
Puisqu’on est dans le cadre d’une relation amoureuse, la violence est d’autant plus forte et acceptée que des affects sont engagés. Parce que la femme est amoureuse, elle ne peut pas mettre un terme à la relation aux premiers signes de violences, parce évidemment elle a envie de préserver la relation, qu’elle est prête à tout pour la sauver. C’est tout ce chantage exercé, de type “regarde, tu me rend malheureux”, “je t’aime, je ne recommencerai plus”, “j’ai besoin de toi, je ne peux pas vivre sans toi”, “reviens, je suis malheureux” ; où la femme se sent devoir lui donner une chance, donner une chance à cette histoire. Toutes les situations où juste la femme ne réagit pas parce qu’elle a peur de faire mal, de blesser.
La culpabilisation de la femme - la victimisation de l’homme
Parmi les mécanismes sur lesquels repose cette perpétuation des
violences, il y a le sentiment de culpabilité de la femme ; parce
qu’elle ne veut pas faire souffrir l’autre, elle justifie ses
comportements. C’est quand une femme se fait traiter de salope et hurler
dessus parce qu’elle a eu une autre relation amoureuse, et au lieu de
poser des limites en disant “stop, tu n’as pas à me parler comme ça”,
elle légitime le comportement par un “c’est de ma faute si il est en
colère, je lui ai fait du mal”. A terme, au lieu de refuser ces
violences, elle finit par se considérer elle comme la responsable.
Cette culpabilité est entretenue par l’homme : c’est cette attitude très
fréquente de juste se poser en face de la femme sans rien dire, en
montrant bien qu’il est en souffrance (“tu vois pas que tu me fais
mal ?"), et où c’est la femme qui va essayer de le soulager, de trouver
des réponses, qui seule va entreprendre d’arranger les choses. C’est les
“tu n’étais pas là pour moi quand j’en avais besoin, alors que moi je
suis là pour toi”, qui renvoie à la femme l’image de l’être égoïste.
C’est tout ce processus où quoiqu’il advienne, en définitive l’homme est
toujours perçu comme la victime, que ce soit par lui (“t’en as rien à
foutre de moi, comment tu peux me faire ça”), par l’entourage (“t’es
dure avec X, tu devrais peut-être faire un peu plus attention à lui, tu
agis vraiment de façon égoïste”) ou par la femme elle-même (“je suis
dégueulasse, je le fais souffrir, de toute façon quand j’aime quelqu’un
je n’arrive qu’à lui faire du mal”).
Aussi parce que la femme se sent responsable du bon déroulement du
rapport, de l’harmonie relationnelle, parce que quelque part c’est son
rôle de femme de faire tenir tout ça, d’être à l’écoute, de trouver des
solutions.
Le silence
Tout ça s’entretient évidemment par le silence de la femme, qui lui même
renforce l’isolement dans lequel elle se trouve. Elle n’en parle pas à
l’homme concerné, bien sûr, mais pas non plus à ses ami-e-s, à son
entourage auprès duquel elle pourrait trouver un soutien. Au coeur de ce
silence, on trouve plusieurs mécanismes. La fameuse séparation du privé
et du public, qui font penser à la femme que c’est son histoire, qu’elle
n’a pas à la sortir du cadre du couple, que ça ne regarde personne
d’autre. Aussi parce qu’autour, les gens renvoient cette image de “ça ne
nous concerne pas”, et que même si elle en faisait la démarche elle
aurait du mal à trouver un cadre pour sa parole. C’est aussi la peur des
représailles, la peur de la colère de l’homme, de comment il lui fera
payer le fait d’avoir parlé (“t’as pas honte de te répandre en public ?”
“ça te plaît de me faire passer pour le méchant de l’histoire”). C’est
quand la femme essaie encore de protéger l’homme, qu’elle refuse de
parler parce qu’elle a peur d’abîmer son image, de nuire à sa
réputation, à sa reconnaissance sociale, qu’elle ne veut pas exposer son
compagnon au jugement des autres.
Et au plus profond, il y a la honte : la honte d’être celle qui subit
tout ça, qui l’accepte, qui le laisse faire. La honte de sentir plus bas
que terre et de ne pas trouver le courage de partir. Parce que les
humiliations et la dévalorisation marchent bien, la femme ne peut
supporter l’idée du regard des autres se posant sur ce qu’elle pense
être. Parce qu’elle se sent une merde et a trop peur que les autres la
perçoivent ainsi. Parce que trop souvent on entend en fond des discours
que la femme serait coupable des violences qu’elle subit, que si
vraiment ça la dérangeait elle partirait (“elle l’a bien cherché la
salope”, “moi, si un mec me tape dessus, je le quitte directe. Si y’en a
qui restent c’est qu’elles aiment ça”).
La non-conscience
Il y a escalade de la violence tant qu’elle n’est pas dénoncée, tant que
la femme n’a pas posé les limites, et bien souvent il faut énormément de
temps, et un “élément de rupture”, un événement perçu comme plus grave
que les autres, comme point de non retour pour qu’enfin elle prenne
conscience. Il est fréquent que la femme ne voit pas la violence comme
telle, qu’elle ne l’identifie pas comme ça, et qu’elle trouve à ces
comportements d’autres explications, d’autres justifications (où bien
souvent c’est elle qui est en tort et non l’homme) ; tout simplement
parce que c’est extrêmement difficile de se regarder soi comme
victime.
Cette violence est déniée par l’agresseur (“mais t’es complètement
folle”, “mais non, c’est pas de la jalousie”, “arrête, je me suis un peu
énervé, d’accord, mais je ne t’ai pas non plus insulté”), aussi parce
que lui même ne se perçoit pas comme violent mais simplement se comporte
comme il a appris à le faire, parce que souvent lui même n’est pas
conscient de ce processus de domination, qu’il ne l’exerce pas de façon
réfléchie et calculée mais spontanément, comme si c’était normal, comme
si c’était la seule façon possible. Elle est également déniée par
l’entourage qui ne voit rien, puisque l’homme prend bien soin de
préserver son image en public, et que dans la tête de tou-te-s il est
impossible que leur ami qu’ils-elles pensent si bien connaître ait de
tels comportements. L’entourage qui n’intervient pas parce que c’est
privé, parce que ça ne les regarde pas, parce qu’ils-elles perçoivent
les situations comme des cas isolés où l’homme et la femme seraient
égaux, où elle aurait la possibilité de faire valoir ses positions,
comme n’importe quelle situation de conflit inter-individuel. Ceci amène
la femme à douter elle-même de son ressenti, simplement parce qu’elle
n’a pas d’espace ni en elle-même, ni dans son couple, ni dans son
environnement pour le faire exister, pour poser les choses. Parce que
nul part elle ne trouve d’écho à ce qu’elle vit, parce qu’il n’y a pas
de reconnaissance de ce qu’elle subi, d’accusé de réception qui dirait
“non, tu ne délires pas, ce que tu vis est inacceptable”.
La violence est un processus lent, dans lequel la systématisation et
l’effet crescendo qui monte sans cesse un peu plus dans l’intensité
mènent à une spirale qui se répète et se renforce dans le temps, jusqu’à
un état d’usure mentale de la femme où de plus en plus elle est
dépourvue des moyens de riposte.
Elle connaît différentes formes, différentes échelles, une gamme infinie
de mécanismes de reproduction qui s’imbriquent les uns dans les autres.
Dans de nombreuses situations, l’homme n’a même pas besoin de dire les choses, de les exprimer verbalement pour qu’elles aient quand même un impact. Par exemple dans le mécanisme de chantage affectif, l’homme n’a pas besoin de dire “je suis malheureux, c’est de ta faute”, tout dans son attitude l’exprime. Il le montre, il le fait ressentir. Il peut également dire les choses moins clairement : “tu te rend compte de ce que tu fais” peut très bien remplacer “t’es une vraie salope”. Ca peut même ne pas être agressif du tout, plutôt sur le ton du conseil, avec l’air sincère et juste : “tu sais, je m’inquiète un peu pour toi. en ce moment, je trouve que tu agis de façon incohérente” renvoie très bien à la femme l’image de l’hystérique qui pète les plombs. Ce n’est pas parce que la forme est euphémisée, parce que les mots sont moins durs, qu’il n’y a pas de violence pour la femme.