Kropotkine — la commune de paris
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Ce texte, écrit en 1881, a notamment été publié dans « La Brochure Mensuelle » N°180 – Décembre 1937.
I
Le 18 mars 1871, le peuple de Paris se soulevait contre un pouvoir généralement détesté et méprisé, et proclamait la ville de Paris indépendante, libre, s’appartenant à elle-même.
Ce renversement du pouvoir central se fit même sans la mise en scène ordinaire d’une révolution : ce jour, il n’y eut ni coups de fusil, ni flots de sang versé derrière les barricades. Les gouvernants s’éclipsèrent devant le peuple armé, descendu dans la rue : la troupe évacua la ville, les fonctionnaires s’empressèrent de filer sur Versailles, emportant avec eux tout ce qu’ils pouvaient emporter. Le gouvernement s’évapora, comme une mare d’eau putride au souffle d’un vent de printemps, et le 19, Paris, ayant à peine versé une goutte de sang de ses enfants, se trouva libre de la souillure qui empestait la grande cité.
Et cependant la révolution qui venait de s’accomplir ainsi ouvrait une ère nouvelle dans la série des révolutions, par lesquelles les peuples marchent de l’esclavage à la liberté. Sous le nom de Commune de Paris, naquit une idée nouvelle, appelée à devenir le point de départ des révolutions futures.
Comme c’est toujours le cas pour les grandes idées, elle ne fut pas le produit des conceptions d’un philosophe, d’un individu : elle naquit dans l’esprit collectif, elle sortit du cœur d’un peuple entier ; mais elle fut vague d’abord, et beaucoup parmi ceux-mêmes qui la mettaient en réalisation et qui donnèrent leur vie pour elle, ne l’imaginèrent pas au début telle que nous la concevons aujourd’hui ; ils ne se rendirent pas compte de la révolution qu’ils inauguraient, de la fécondité du nouveau principe qu’ils cherchaient à mettre en exécution. Ce fut seulement lors de l’application pratique que l’on commença à en entrevoir la portée future ; ce fut seulement dans le travail de la pensée qui s’opéra depuis, que ce nouveau principe se précisa de plus en plus, se détermina et apparut avec toute sa lucidité, toute sa beauté, sa justice et l’importance de ses résultats.
Dès que le socialisme eut pris un nouvel essor dans le courant des cinq ou six années qui précédèrent la Commune, une question surtout préoccupa les élaborateurs de la prochaine révolution sociale. C’était la question de savoir quel serait le mode de groupement politique des sociétés, le plus propice à cette grande révolution économique que le développement actuel de l’industrie impose à notre génération, et qui doit être l’abolition de la propriété individuelle et la mise en commun de tout le capital accumulé par les générations précédentes.
L’Association Internationale des Travailleurs donna cette réponse. Le groupement, disait-elle, ne doit pas se borner à une seule nation : il doit s’étendre par dessus les frontières artificielles. Et bientôt cette grande idée pénétra les cœurs des peuples, s’empara des esprits. Pourchassée depuis par la ligue de toutes les réactions, elle a vécu néanmoins, et dès que les obstacles mis à son développement seront détruits à la voix des peuples insurgés, elle renaîtra plus forte que jamais.
Mais, il restait à savoir quelles seraient les parties intégrantes de cette vaste Association ?
Alors, deux grands courants d’idées se trouvèrent en présence pour répondre à cette question : l’État populaire d’une part ; de l’autre, l’Anarchie.
D’après des socialistes allemands, l’État devait prendre possession de toutes les richesses accumulées et les donner aux associations ouvrières, organiser la production et l’échange, veiller à la vie, au fonctionnement de la société.
A quoi la plupart des socialistes de race latine, forts de leur expérience, répondaient qu’un pareil État, en admettant même que par impossible il pût exister, eût été la pire des tyrannies, et ils opposaient à cet idéal, copié sur le passé, un idéal nouveau, l’anarchie, c’est-à-dire l’abolition complète des États et l’organisation du simple au composé par la fédération libre des forces populaires, des producteurs et des consommateurs.
Il fut bientôt admis, même par quelques « Étatistes », les moins imbus de préjugés gouvernementaux, que certes l’Anarchie représente une organisation de beaucoup supérieure à celle qui est visée par l’État populaire ; mais, disait-on, l’idéal anarchiste est tellement éloigné de nous, que nous n’avons pas à nous en préoccuper pour le moment. D’autre part, il manquait à la théorie anarchiste une formule concrète et simple à la fois, pour préciser son point de départ, pour donner un corps à ses conceptions, pour démontrer qu’elles s’appuyaient sur une tendance ayant une existence réelle dans le peuple. La fédération des corporations de métier et de groupes de consommateurs par-dessus les frontières et en dehors des États actuels, semblait encore trop vague ; et il était facile d’entrevoir en même temps qu’elle ne pouvait pas comprendre toute la diversité des manifestations humaines. Il fallait trouver une formule plus nette, plus saisissable, ayant ses éléments premiers dans la réalité des choses.
S’il ne s’était agi simplement que d’élaborer une théorie, peu importent les théories ! aurions-nous dit. Mais tant qu’une idée nouvelle n’a pas trouvé son énoncé net, précis et découlant des choses existantes, elle ne s’empare pas des esprits, ne les inspire pas au point de les lancer dans une lutte décisive. Le peuple ne se jette pas dans l’inconnu, sans s’appuyer sur une idée certaine et nettement formulée qui lui serve de tremplin, pour ainsi dire, à son point de départ.
Ce point de départ c’est la vie elle-même qui se chargea de l’indiquer.
Cinq mois durant, Paris, isolé par le siège, avait vécu de sa vie propre et il avait appris à connaître les immenses ressources économiques, intellectuelles et morales dont il dispose ; il avait entrevu et compris sa force d’initiative. En même temps, il avait vu que la bande de bavards qui s’était emparée du pouvoir ne savait rien organiser ni la défense de la France, ni le développement de l’intérieur. Il avait vu ce gouvernement central se mettre au travers de tout ce que l’intelligence d’une grande cité pouvait faire éclore. Il avait compris plus que cela : l’impuissance d’un gouvernement, quel qu’il soit, de parer aux grands désastres, de faciliter l’évolution prête à s’accomplir. Il avait subi pendant un siège une misère affreuse, la misère des travailleurs et des défenseurs de la ville, à côté du luxe insolent des fainéants, et il avait vu échouer, grâce au pouvoir central, toutes ses tentatives pour mettre fin à ce régime scandaleux, Chaque fois que le peuple voulait prendre un libre essor, le gouvernement venait alourdir les chaînes, attacher son boulet, et l’idée naquit tout naturellement que Paris devait se constituer en Commune indépendante, pouvant réaliser dans ses murs ce que lui dicterait la pensée du peuple !
Ce mot : LA COMMUNE, s’échappa alors de toutes les bouches.
La Commune de 1871 ne pouvait être qu’une première ébauche. Née à l’issue d’une guerre, cernée par deux armées prêtes à se donner la main pour écraser le peuple, elle n’osa se lancer entièrement dans la voie de la révolution économique ; elle ne se déclara pas franchement socialiste, ne procéda ni à l’expropriation des capitaux ni à l’organisation du travail ; ni même au recensement général de toutes les ressources de la cité. Elle ne rompit pas non plus avec la tradition de l’État, du gouvernement représentatif, et elle ne chercha pas à effecteur dans la Commune cette organisation du simple au complexe qu’elle inaugurait en proclamant l’indépendance et la libre fédération des Communes. Mais il est certain que si la Commune de Paris eût vécu quelques mois encore, elle eût été poussée inévitablement, par la force des choses, vers ces deux révolutions. N’oublions pas que la bourgeoisie a mis quatre ans de période révolutionnaire pour arriver de la monarchie tempérée à la république bourgeoise, et nous ne serons pas pas étonnés de voir que le peuple de Paris n’ait pas franchi d’un seul bond l’espace qui sépare la Commune anarchiste du gouvernement des pillards. Mais sachons aussi que la prochaine révolution qui, en France et certainement aussi en Espagne, sera communaliste, reprendra l’œuvre de la Commune de Paris là où l’ont arrêtée les assassinats des Versaillais.
La Commune succomba, et la bourgeoisie se vengea, nous savons comment, de la peur que le peuple lui avait faite en secouant le joug de ses gouvernants. Elle prouva qu’il y a réellement deux classes dans la société moderne : d’une part, l’homme qui travaille, qui donne au bourgeois plus de la moitié de ce qu’il produit, et qui cependant passe trop facilement sur les crimes de ses maîtres ; d’autre part, le fainéant, le repu, animé des instincts de la bête fauve, haïssant son esclave, prêt à le massacrer comme un gibier.
Après avoir enfermé le peuple de Paris et bouché toutes les issues, ils lancèrent les soldats abrutis par la caserne et le vin et leur dirent en pleine Assemblée : « Tuez ces loups, ces louves et ces louveteaux ! » Et au peuple, ils dirent[1] :
« Quoi que tu fasses, tu vas périr ! Si l’on te prend les armes à la main, la mort ! si tu déposes les armes, la mort ! si tu frappes, la mort ! Si tu implores, la mort ! De quelque côté que tu tournes les yeux : à droite, à gauche, devant, derrière, en haut, en bas, la mort ! Tu es non seulement hors la loi, mais hors l’humanité. Ni l’âge, ni le sexe, ne sauraient te sauver, ni toi, ni les tiens. Tu vas mourir, mais avant tu savoureras l’agonie de ta femme, de ta sœur, de ta mère, de tes filles, de tes fils, même au berceau ! On ira, sous tes yeux, prendre le blessé dans l’ambulance pour le hacher à coup de sabre-baïonnette, pour l’assommer à coup de crosse de fusil. On le tirera, vivant, par sa jambe brisée ou son bras saignant, et on le jettera dans le ruisseau, comme un paquet d’ordures qui hurle et qui souffre. »
« La mort ! La mort ! La mort ! »
« Et puis, après l’orgie effrénée sur des tas de cadavres, après l’extermination en masse, la vengeance mesquine et pourtant atroce qui dure encore, le martinet, les poucettes, les fers à fond de cale, les coups de fouet et la trique des argousins, les insultes, la faim, tous les raffinements de la cruauté. »
Le peuple oubliera-t-il ces hautes œuvres ?
« Terrassée, mais non vaincue », la Commune renaît aujourd’hui. Ce n’est plus seulement un rêve de vaincus caressant dans leur imagination un beau mirage d’espérance ; non ! « La Commune » devient aujourd’hui le but précis et visible de la Révolution qui gronde déjà près de nous. L’idée pénètre les masses, elle leur donne un drapeau, et nous comptons fermement sur la présente génération pour accomplir la Révolution sociale dans la Commune, pour venir mettre fin à l’ignoble exploitation bourgeoise, débarrasser les peuples de la tutelle de l’État, inaugurer dans l’évolution de l’espèce humaine une nouvelle ère de liberté, d’égalité, de solidarité.
II
Dix années nous séparent déjà du jour où le peuple de Paris, renversant le gouvernement des traîtres, qui s’étaient emparés du pouvoir lors de la chute de l’Empire, se constituait en Commune et proclamait son indépendance absolue[2]. Et cependant, c’est encore vers cette date du 18 mars 1871 que se portent nos regards, c’est à elle que se rattachent nos meilleurs souvenirs ; c’est l’anniversaire de cette journée mémorable que le prolétariat des deux mondes se propose de fêter solennellement, et demain soir, des centaines de mille cœurs ouvriers vont battre à l’unisson, fraternisant à travers les frontières et les océans, en Europe, aux États-Unis, dans l’Amérique du Sud, au souvenir de la révolte du prolétariat parisien.
C’est que l’idée pour laquelle le prolétariat français a versé son sang à Paris et pour laquelle il a souffert sur les plages de la Nouvelle-Calédonie, est une de ces idées qui, à elles seules, renferment toute une révolution, une idée large qui peut recevoir sous les plis de son drapeau toutes les tendances révolutionnaires des peuples marchant vers leur affranchissement.
Certes, si nous nous bornions à observer seulement les faits réels et palpables accomplis par la Commune de Paris, nous devrions dire que cette idée n’était pas suffisamment vaste, qu’elle n’embrassait qu’une partie minime du programme révolutionnaire. Mais si nous observons, au contraire, l’esprit qui inspirait les masses du peuple, lors du mouvement du 18 mars, les tendances qui cherchaient à se faire jour et qui n’eurent pas le temps de passer dans le domaine de la réalité, parce que, avant d’éclore, elles furent étouffées sous des monceaux de cadavres, nous comprendrons alors toute la portée du mouvement et les sympathies qu’il inspire au sein des masses ouvrières dans les deux mondes. La Commune enthousiasme les cœurs, non par ce qu’elle a fait, mais par ce qu’elle promet de faire un jour.
D’où vient cette force irrésistible qui attire vers le mouvement de 1871 les sympathies de toutes les masses opprimées ? Quelle idée représente la Commune de Paris ? Et pourquoi cette idée est-elle si attrayante pour les prolétaires de tous pays, de toute nationalité ?
La réponse est facile. La révolution de 1871 fut un mouvement éminemment populaire. Faite par le peuple lui-même, née spontanément au sein des masses, c’est dans la grande masse populaire qu’elle a trouvé ses défenseurs, ses héros, ses martyrs et surtout ce caractère « canaille » que la bourgeoisie ne lui pardonnera jamais. Et en même temps, l’idée mère de cette révolution, vague, il est vrai ; inconsciente peut-être, mais néanmoins bien prononcée, perçant dans tous ses actes, c’est l’idée de la révolution sociale cherchant à s’établir enfin, après tant de siècles de luttes, la vraie liberté et la vraie égalité pour tous.
C’était la révolution de la « canaille » marchant à la conquête de ses droits.
On a cherché, il est vrai, on cherche encore à dénaturer le vrai sens de cette révolution et à la représenter comme une simple tentative de reconquérir l’indépendance pour Paris et de constituer un petit État dans la France. Rien n’est moins vrai, cependant. Paris ne cherchait pas à s’isoler de la France, comme il ne cherchait pas à la conquérir par les armes ; il ne tenait pas à se renfermer dans ses murs, comme un bénédictin dans son cloître ; il ne s’inspirait pas d’un esprit étroit de clocher. S’il réclamait son indépendance, s’il voulait empêcher l’intrusion dans ses affaires de tout pouvoir central, c’est parce qu’il voyait dans cette indépendance un moyen d’élaborer tranquillement les bases de l’organisation future et d’accomplir dans son sein la révolution sociale, une révolution qui aurait transformé complètement le régime de la production et de l’échange, en les basant sur la justice, qui aurait modifié complètement les relations humaines en les mettant sur le pied de l’égalité, et qui aurait refait la morale de notre société, en lui donnant pour base les principes de l’équité et de la solidarité.
L’indépendance communale n’était donc pour le peuple de Paris qu’un moyen, et la révolution sociale était son but.
Ce but, il eût été atteint, certainement, si la révolution du 18 mars eût pu suivre son libre cours, si le peuple de Paris n’eût pas été écharpé, sabré, mitraillé, éventré par les assassins de Versailles. Trouver une idée nette, précise, compréhensible à tout le monde et résumant en quelques mots ce qu’il y avait à faire pour accomplir la révolution, telle fut, en effet, la préoccupation du peuple de Paris dès les premiers jours de son indépendance. Mais une grande idée ne germe pas en un jour, quelque rapide que soit l’élaboration et la propagation des idées pendant les périodes révolutionnaires. Il lui faut toujours un certain temps pour se développer, pour pénétrer dans les masses et pour se traduire par des actes, et ce temps a manqué à la Commune de Paris. Il lui a manqué d’autant plus, qu’il y a dix ans, les idées du socialisme moderne traversaient elles-mêmes une période transitoire. La Commune est née, pour ainsi dire, entre deux époques de développement du socialisme moderne. En 1871, le communisme autoritaire, gouvernemental et plus ou moins religieux de 1848 n’avait plus de prise sur les esprits pratiques et libertaires de notre époque. Où trouver aujourd’hui un Parisien qui consente à s’enfermer dans une caserne phalanstérienne ? D’autre part, le collectivisme, qui veut atteler dans un même char le salariat et la propriété collective, restait incompréhensible, peu attrayant, hérissé de difficultés dans son application pratique. Et le communisme libre, le communisme anarchiste, se faisait jour à peine ; à peine osait-il affronter les attaques des adorateurs du gouvernementalisme.
L’indécision régnait dans les esprits, et les socialistes eux-mêmes ne se sentaient pas l’audace de se lancer à la démolition de la propriété individuelle, n’ayant pas devant eux de but bien déterminé. Alors on se laissa berner par ce raisonnement que les endormeurs répètent depuis des siècles. « Assurons-nous d’abord la victoire ; on verra après ce qu’on pourra faire. »
S’assurer d’abord la victoire ! Comme s’il y avait moyen de se constituer en Commune libre tant qu’on ne touche pas à la propriété ! Comme s’il y avait moyen de vaincre les ennemis, tant que la grande masse du peuple n’est pas intéressée directement au triomphe de la révolution, en voyant arriver le bien-être matériel, intellectuel et moral pour tous ! On cherchait à consolider d’abord la Commune en renvoyant à plus tard la révolution sociale, tandis que l’unique moyen de procéder était de considérer la Commune par la révolution sociale !
Il en arriva de même pour le principe gouvernemental. En proclamant la Commune libre, le peuple de Paris proclamait un principe essentiellement anarchiste ; mais, comme à cette époque l’idée anarchiste n’avait que faiblement pénétré dans les esprits, il s’arrêta à moitié chemin et, au sein de la Commune il se prononça encore pour le vieux principe autoritaire, en se donnant un Conseil de la Commune, copié sur les Conseils municipaux.
Si nous admettons, en effet, qu’un gouvernement central est absolument inutile pour régler les rapports des Communes entre elles, pourquoi en admettrions-nous la nécessité pour régler les rapports mutuels des groupes qui constituent la Commune ? Et si nous abandonnons à la libre initiative des Communes le soin de s’entendre entre elles pour les entreprises qui concernent plusieurs cités à la fois, pourquoi refuser cette même initiative aux groupes dont se compose une Commune ? Un gouvernement dans la Commune n’a pas plus de raison d’être qu’un gouvernement au-dessus de la Commune.
Mais, en 1871, le peuple de Paris, qui a renversé tant de gouvernements, n’était qu’à son premier essai de révolte contre le système gouvernemental lui-même : il se laissa donc aller au fétichisme gouvernemental et se donna un gouvernement. On en connaît les conséquences. Il envoya ses enfants dévoués à l’Hôtel-de-Ville. Là, immobilisés, au milieu des paperasses, forcés de gouverner lorsque leurs instincts leur commandaient d’être et de marcher avec le peuple ; forcés de discuter, quand il fallait agir, et perdant l’inspiration qui vient du contact continuel avec les masses, ils se virent réduits à l’impuissance. Paralysés par leur éloignement du foyer des révolutions, le peuple, ils paralysaient eux-mêmes l’initiative populaire.
Enfantée pendant une période transitoire, alors que les idées de socialisme et d’autorité subissaient une modification profonde ; née à l’issue d’une guerre, dans un foyer isolé, sous les canons des Prussiens, la Commune de Paris a dû succomber.
Mais, par son caractère éminemment populaire, elle commença une ère nouvelle dans la série des révolutions, et, par ses idées, elle fut le précurseur de la grande révolution sociale. Les massacres inouïs, lâches et féroces par lesquels la bourgeoisie a célébré sa chute, la vengeance ignoble que les bourreaux ont exercée pendant neuf ans sur leurs prisonniers, ces orgies de cannibales ont creusé entre la bourgeoisie et le prolétariat un abîme qui jamais ne sera comblé. Lors de la prochaine révolution, le peuple saura ce qu’il a à faire ; il saura ce qui l’attend s’il ne remporte pas une victoire décisive, et il agira en conséquence.
En effet, nous savons maintenant que le jour où la France se hérissera de Communes insurgées, le peuple ne devra plus se donner de gouvernement et attendre de ce gouvernement l’initiative des mesures révolutionnaires. Après avoir donné un bon coup de balai aux parasites qui le rongent, il s’emparera lui-même de toute la richesse sociale, pour la mettre en commun, selon les principes du communisme anarchiste. Et lorsqu’il aura aboli complètement la propriété, le gouvernement et l’État, il se constituera librement selon les nécessités qui lui seront dictées par la vie elle-même. Brisant ses chaînes et renversant ses idoles, l’humanité marchera alors vers un meilleur avenir, ne connaissant plus ni maîtres ni esclaves, ne gardant de la vénération que pour les nobles martyrs qui ont payé de leur sang et de leurs souffrances ces premières tentatives d’émancipation, qui nous ont éclairés dans notre marche vers la conquête de la liberté.
III
Les fêtes et les réunions publiques organisées, le 18 mars, dans toutes les villes où il y avait des groupes socialistes constitués méritent toute notre attention, non seulement comme une manifestation de l’armée des prolétaires, mais encore comme une expression des sentiments qui animent les socialistes des deux mondes. « On se compte » ainsi, mieux que par tous les bulletins imaginables, et l’on formule ses aspirations en toute liberté, sans se laisser influencer par des considérations de tactique électorale.
En effet, les prolétaires, réunis ce jour-là dans les meetings ne se bornent plus à faire l’éloge de l’héroïsme du prolétariat parisien, ni à crier vengeance contre les massacres de Mai. Tout en se retrempant dans le souvenir de la lutte héroïque de Paris, ils sont allés plus loin. Ils discutent l’enseignement qu’il faut tirer de la Commune de 1871 pour la prochaine révolution ; ils se demandent quelles étaient les fautes de la Commune, et cela non pour critiquer les hommes, mais pour faire ressortir comment les préjugés sur la propriété et l’autorité qui régnaient en ce moment au sein des organisations prolétariennes, ont empêché l’idée révolutionnaire d’éclore, de se développer et d’éclairer le monde entier de ses lueurs vivifiantes.
L’enseignement de 1871 a profité au prolétariat du monde entier et, rompant avec les préjugés anciens, les prolétaires ont dit clairement et simplement, comment ils entendent leur révolution.
Il est certain désormais que le prochain soulèvement des Communes ne sera plus simplement un mouvement communaliste. Ceux qui pensent encore qu’il faut établir la Commune indépendante et puis, dans cette Commune, faire essai de réformes économiques, sont débordés par le développement de l’esprit populaire. C’est par des actes révolutionnaires socialistes, en abolissant la propriété individuelle, que les Communes de la prochaine révolution affirmeront et constitueront leur indépendance.
Le jour où en conséquence du développement de la situation révolutionnaire, les gouvernements seront balayés par le peuple et la désorganisation jetée dans le camp de la bourgeoisie qui ne se maintient que par la protection de l’État, ce jour-là et il n’est pas loin, le peuple insurgé n’attendra pas qu’un gouvernement quelconque décrète dans sa sagesse inouïe des réformes économiques. Il abolira lui-même la propriété individuelle par l’expropriation violente, en prenant possession, au nom du peuple entier, de toute la richesse sociale, accumulée par le travail des générations précédentes. Il ne se bornera pas à exproprier les détenteurs du capital social par un décret qui resterait lettre morte : il en prendra possession sur-le-champ, et il établira ses droits en l’utilisant sans délai. Il s’organisera lui-même dans l’atelier pour le faire marcher ; il échangera son taudis contre un logement salubre dans la maison du bourgeois ; il s’organisera pour utiliser immédiatement toute la richesse entassée dans les villes ; il en prendra possession comme si cette richesse ne lui avait jamais été volée par la bourgeoisie. Le baron industriel qui prélève le butin sur l’ouvrier, une fois évincé, la production continuera, en se débarrassant des entraves qui la gênent, en abolissant les spéculations qui la tuent et le gâchis qui la désorganise, et, en se transformant conformément aux nécessités du moment sous l’impulsion qui lui sera donnée par le travail libre. « Jamais on ne labourera en France comme en 1793, après que la terre fut arrachée des mains des seigneurs », écrit Michelet. Jamais on n’a travaillé comme on travaillera le jour où le travail sera devenu libre, où chaque progrès du travailleur sera une source de bien-être pour la Commune entière.
Au sujet de la richesse sociale, on a cherché à établir une distinction, et on est même arrivé à diviser le parti socialiste à propos de cette distinction. L’école qui s’appelle aujourd’hui collectiviste, substituant au collectivisme de l’ancienne Internationale (qui n’était que le communisme anti-autoritaire), une espèce de collectivisme doctrinaire, a cherché à établir une distinction entre le capital qui sert à la production et la richesse qui sert à subvenir aux nécessités de la vie. La machine, l’usine, la matière première, les voies de communication et le sol d’un côté ; les habitations, les produits manufacturés, les vêtements, les denrées de l’autre. Les uns devenant propriété collective ; les autres destinés, selon les doctes représentants de cette école, à rester propriété individuelle.
On a cherché à établir cette distinction. Mais le bon sens populaire en a eu vite raison. Il a compris que cette distinction est illusoire et impossible à établir. Vicieuse en théorie, elle tombe devant la pratique de la vie. Les travailleurs ont compris que la maison qui nous abrite, le charbon et le gaz que nous brûlons, la nourriture que brûle la machine humaine pour maintenir la vie, le vêtement dont l’homme se couvre pour préserver son existence, le livre qu’il lit pour s’instruire, voire même l’agrément qu’il se procure sont autant de parties intégrantes de son existence, tout aussi nécessaires pour le succès de la production et pour le développement progressif de l’humanité, que les machines, les manufactures, les matières premières et les autres agents de la production. Ils ont compris que maintenir la propriété individuelle pour ces richesses, serait maintenir l’inégalité, l’oppression, l’exploitation, paralyser d’avance les résultats de l’expropriation partielle. Passant par-dessus les chevaux de frise mis sur leur chemin, par le collectivisme des théoriciens, ils marchent droit à la forme la plus simple et plus pratique du communisme anti-autoritaire.
En effet, dans leurs réunions, les prolétaires révolutionnaires affirment nettement leur droit à toute la richesse sociale et la nécessité d’abolir la propriété individuelle, aussi bien pour les valeurs de consommation que pour celles de reproduction. « Le jour de la Révolution, nous nous emparerons de toute la richesse, de toutes les valeurs entassées dans les villes, et nous les mettrons en commun » disent les porte-voix de la masse ouvrière, et les auditeurs le confirment par leur assentiment unanime.
« Que chacun prenne dans le tas ce dont il a besoin, et soyons sûrs que dans les greniers de nos villes il y aura assez de nourriture pour nourrir tout le monde jusqu’au jour où la production libre prendra sa nouvelle marche. Dans les magasins de nos villes il y a assez de vêtements pour vêtir tout le monde, entassés là sans écoulement, à côté de la misère générale. Il y a même assez d’objets de luxe pour que tout le monde en choisisse à son goût. »
Voilà comment à en juger d’après ce qui se dit dans les réunions la masse prolétaire envisage la Révolution : introduction immédiate du communisme anarchiste, et libre organisation de la reproduction. Ce sont deux point établis, et à cet égard, les Communes de la Révolution qui grondent à nos portes ne répéteront plus les erreurs de leurs prédécesseurs qui, en versant leur sang généreux, ont déblayé la route pour l’avenir.
Le même accord ne s’est pas encore établi, sans être, cependant, loin de s’établir, sur un autre point ; non moins important, sur la question du gouvernement.
On sait que deux écoles sont en présence sur cette question. « Il faut disent les uns le jour même de la Révolution, constituer un gouvernement qui s’empare du pouvoir. Ce gouvernement, fort, puissant et résolu, fera la Révolution en décrétant ceci et cela et en forçant à obéir à ses décrets. »
« Triste illusion ! » disent les autres. Tout gouvernement central, se chargeant de gouverner une nation, étant formé fatalement d’éléments disparates, et conservateur de par son essence gouvernementale, ne serait qu’un empêchement à la révolution. Il ne ferait qu’entraver la révolution dans les Communes prêtes à marcher de l’avant, sans être capable d’inspirer du souffle révolutionnaire les Communes retardataires. De même au sein d’une Commune insurgée. Ou bien le gouvernement communal ne fera que sanctionner les faits accomplis, et alors il sera un rouage inutile et dangereux ; ou bien il voudra en agir à sa tête : il réglementera ce qui doit encore s’élaborer librement par le peuple lui-même, pour être viable ; il appliquera des théories, là où il faut que toute la société élabore les formes nouvelles de la vie commune, avec cette force de création qui surgit dans l’organisme social lorsqu’il brise ses chaînes et voit s’ouvrir devant lui de nouveaux et larges horizons. Les hommes au pouvoir gêneront cet élan, sans rien produire eux-mêmes, s’ils restaient au sein du peuple à élaborer avec lui l’organisation nouvelle, au lieu de s’enfermer dans les chancelleries et s’épuiser en débats oisifs. Il sera un empêchement et un danger ; impuissant pour le bien, formidable pour le mal ; donc, il n’a pas de raison d’être. »
Si naturel et si juste que soit ce raisonnement, cependant il se heurte encore aux préjugés séculaires accumulés, accrédités, par ceux qui ont intérêt à maintenir la religion du gouvernement à côté de la religion de la propriété et de la religion divine.
Ce préjugé, le dernier de la série : Dieu, Propriété, Gouvernement, existe encore, et il est un danger pour la prochaine révolution. Mais on peut déjà constater qu’il s’ébranle. « Nous ferons nous-mêmes nos affaires, sans attendre les ordres d’un gouvernement, et nous passerons par-dessus la tête de ceux qui viendront s’imposer sous forme de prêtre, de propriétaire ou de gouvernant », disent déjà les prolétaires. Il faut donc espérer que si le parti anarchiste continue à combattre vigoureusement la religion du gouvernementalisme, et s’il ne dévie pas lui-même de sa route en se laissant entraîner dans les luttes pour le pouvoir, il faut espérer, disons-nous, que dans les quelques années qui nous restent encore jusqu’à la Révolution, le préjugé gouvernemental sera suffisamment ébranlé pour ne plus être capable d’entraîner les masses prolétaires dans une fausse voie.
Il y a cependant une lacune regrettable dans les réunions populaires que nous tenons à signaler. C’est que rien, ou presque rien, n’a été fait pour les campagnes. Tout s’est borné aux villes. La campagne semble ne pas exister pour les travailleurs des villes. Même les orateurs qui parlent du caractère de la prochaine révolution évitent de mentionner les campagnes et le sol. Ils ne connaissent pas le paysan ni ses désirs, et ne se hasardent pas de parler en son nom. Faut-il insister longuement sur le danger qui en résulte ? L’émancipation du prolétariat ne sera même pas possible, tant que le mouvement révolutionnaire n’embrassera pas les villages. Les Communes insurgées ne sauraient se maintenir même un an, si l’insurrection ne se propageait pas en même temps dans les villages. Lorsque l’impôt, l’hypothèque, la rente seront abolies, lorsque les institutions qui les prélèvent seront jetées aux quatre vents, il est certain que les villages comprendront les avantages de cette révolution. Mais en tout cas, il serait imprudent de compter sur la diffusion des idées révolutionnaires des villes dans les campagnes sans préparer les idées à l’avance. Il faut savoir d’ores et déjà ce que veut le paysan, comment on entend la révolution dans les villages, comment on pense résoudre la question si épineuse de la propriété foncière. Il faut dire à l’avance au paysan ce que se propose de faire le prolétaire des villes et son allié, qu’il n’a pas à craindre de lui des mesures nuisibles à l’agriculteur. Il faut que de son côté l’ouvrier des villes s’habitue à respecter le paysan et à marcher d’un commun accord avec lui.
Mais, pour cela les travailleurs ont à s’imposer le devoir d’aider à la propagande dans les villages. Il importe que dans chaque ville il y ait une petite organisation spéciale, une branche de la Ligue Agraire, pour la propagande au sein des paysans. Il faut que ce genre de propagande soit considéré comme un devoir, au même titre que la propagande dans les centres industriels.
Les débuts en seront difficiles ; mais souvenons-nous qu’il y va du succès de la Révolution. Elle ne sera victorieuse que le jour où le travailleur des usines et le cultivateur des champs marcheront la main dans la main à la conquête de l’Égalité pour tous, en portant le bonheur dans la chaumière comme dans les édifices des grandes agglomérations industrielles.
[1] Nous empruntons ces lignes à l’Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, par Arthur Arnould, ouvrage que nous nous faisons un plaisir de rappeler à l’attention des lecteurs.
[2] Écrit en mars 1881.