Hazel Croft

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Pour une approche politique de la sante mentale


Hazel Croft - Pour une approche politique de la sante mentale

« Une approche sociale nous permet de voir que la santé mentale est centrale dans toutes les dimensions de notre vie, et qu’elle est liée à toutes les batailles que nous avons à mener – contre le racisme et le sexisme, pour la libération sexuelle, pour un logement décent, ou dans nos luttes sur nos lieux de travail contre le travail précaire et les tentatives de nous faire travailler plus longtemps et de façon plus intensive. Notre lutte se fait avec les travailleuses/ eurs de la santé mentale, avec les usager.e.s et avec d’autres. Oui, nous devons défendre les services de santé, mais nous devons aussi chercher à conceptualiser la santé mentale d’une manière qui soit libératrice et qui ne nous réduise pas à nos corps biologiques ou à des unités que l’on mesure à l’aune du « bonheur ». Hazel Croft est historienne, écrivaine et militante communiste..

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Hazel Croft — Pour une approche politique de la sante mentale

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Pour une approche politique de la santé mentale

Hazel Croft

Hazel Corft est historienne, écrivaine et militante communiste. Elle vit à Londres. Elle prépare en ce moment un livre sur la santé mentale civile en Grande-Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale. L’article original (en anglais) est paru en juillet 2017 sur le site « Revolutionary Socialism in the 21rst century » (RS21), organisation communiste révolutionnaire britannique. Sa traduction en français est paru sur le site contretemps.eu

Traduit par Elsa Boulet.

La santé mentale a pris une place importante dans les médias ces derniers mois : Theresa May n’a pas pu échapper à des questions à ce sujet pendant l’élection, tandis que le Prince Harry et un ensemble de célébrités ont mené une campagne pour questionner la stigmatisation des personnes atteintes de troubles mentaux. Que des discussions ouvertes aient lieu sur ce sujet est un pas en avant, mais s’attaquer à la stigmatisation n’est pas suffisant.

« Ils demandent presque toujours ce qui ne va pas chez toi et presque jamais ce qui t’est arrivé. »

Ces mots d’Eleanor Longden, qui milite sur les questions de santé mentale, résument les approches actuelles de la santé mentale. Le discours dominant – celui du gouvernement, des psychiatres, des professionnel.le.s de santé, et des médias – est structuré par des explications qui rapportent les troubles mentaux à un « problème » chez l’individu. La santé mentale est presque toujours pensée en termes individuels à propos de ce qui est défaillant, manquant ou inadéquat dans le comportement et les sentiments d’une personne. Il y a beaucoup moins de discussion autour de ce qui est arrivé aux personnes qui font l’expérience de troubles mentaux – qu’en est-il de leurs conditions de vie, de l’organisation de leur travail, quelles agressions ont-ils/elles subies, de quelle manière la pauvreté, le racisme et le sexisme ont-ils affecté leur bien-être mental ?

Pour prendre seulement un exemple, pensons au stress et à l’anxiété induits par le fait de vivre dans le secteur locatif privé : anxiété au sujet du paiement du loyer, des baux courts qui vous forcent à déménager souvent, un logement exigu et inadapté, l’insécurité constante liée à la peur d’être expulsé.e. Nous vivons dans ce que certains ont qualifié de crise de la santé mentale. Quand le stress et l’anxiété liés à des conditions de vie mouvantes, des emplois mal payés et souvent précaires, un régime d’assurance sociale brutal et les effets plus généraux de l’austérité font que de plus en plus de personnes font face à des pensées suicidaires, à la dépression, à des troubles de la personnalité et d’autres problèmes mentaux.

Dans le même temps, les services qui prennent en charge les personnes atteintes de troubles mentaux ont été étranglés financièrement et se sont souvent avérés incapables de fournir le soutien dont les personnes ont besoin. On estime que trois quarts des personnes atteintes par un trouble mental durable, par exemple, ne reçoivent aucun soutien ni aucune aide psychiatrique, et un quart de celles pour qui un trouble mental sérieux a été diagnostiqué sont dites à risque important en raison d’une prise en charge inadéquate et d’un soutien indisponible. Dans cet article, je cherche à développer quelques idées au sujet de la psychiatrie et de la santé mentale aujourd’hui, en me penchant sur l’évolution de la compréhension, des diagnostics et du traitement de la santé mentale.

La psychiatrie sous le capitalisme néolibéral

Le modèle biomédical du diagnostic et de la pratique psychiatrique est devenu de plus en plus dominant au cours des 40 dernières années. La maladie mentale, bien qu’elle ne soit toujours pas aussi légitime et aussi bien traitée que la maladie physique, est très majoritairement conceptualisée par les psychiatres, les médias et par beaucoup d’usager.e.s, comme un problème, une défaillance ou une maladie localisée dans le corps, la plupart du temps dans le code génétique ou dans la chimie du cerveau d’une personne.

Bien sûr, les explications biologiques des maladies mentales ne sont pas nouvelles, même si leurs justifications scientifiques ont changé. Depuis le milieu du XIXe siècle, les médecins et les psychiatres ont été obsédés par la volonté de découvrir une cause physique aux maladies mentales : de l’obsession du XIXe siècle de trouver une lésion dans le cerveau, y compris en disséquant les corps des personnes jugées folles, jusqu’aux théories du début du XXe siècle sur les toxines et les infections du corps comme causes premières des maladies mentales, et aux théorisations récentes des déséquilibres chimiques dans le cerveau, qui attribuent par exemple la schizophrénie à un excès de dopamine.

Au cours du XXè siècle une pléthore de traitements physiques souvent barbares ont été mis en œuvre pour « traiter » la maladie mentale, incluant les leucotomies, qui consistaient à retirer des morceaux de cerveau, l’induction du coma par injection d’insuline, et le développement de la Thérapie Electro-convulsive [électro-chocs]. Depuis le développement de la production de masse des médicaments anti-psychotiques et anti-dépresseurs dans les années 1950, la médication a remplacé la plupart de ces expérimentations plus directes sur les corps des personnes chez qui une maladie mentale a été diagnostiquée – bien que les électro-chocs continuent d’être utilisés, et leur utilisation a augmenté significativement au cours des dix dernières années. Malgré toutes les recherches sur le cerveau, l’expérimentation physique et l’usage massif de médicaments, on ne peut établir aucune explication biologique définitive à la maladie mentale.

Cependant, au cours des quatre dernières décennies, le modèle biomédical a ressurgi, dominant toute la recherche sur les maladies mentales, au détriment de recherches sur les facteurs psychologiques, sociaux et structurels du développement des troubles mentaux. Comment expliquer cette stabilité de la domination des théories et des traitements biologiques ? Pour répondre à cela, il ne faut pas sous-estimer l’influence de l’industrie pharmaceutique sur les gouvernements et sur la profession psychiatrique. La « Big Pharma » investit énormément sur la psychiatrie, utilisant ses milliards pour exercer son influence sur la manière dont divers comportements et émotions sont définis et classifiés en maladies contre lesquelles les mêmes entreprises vendent des remèdes. Comme l’a écrit David Healy au sujet des tactiques marketing des grandes entreprises pharmaceutiques, « elles vendent maintenant des maladies, et plus seulement des médicaments ».

Au moment même où les multinationales pharmaceutiques développaient le marché des médicaments psychiatriques, les services de psychiatrie ont été décimés au cours d’une ère d’austérité et de coupes budgétaires. Les années 1970 et 1980 ont vu la fermeture des grands centres hospitaliers consacrés à la santé mentale, dont les bâtiments et terrains, généralement situés à des endroits stratégiques, ont été vendus au plus offrant. A l’hôpital de Napsbury, où j’ai travaillé au début des années 1980, des appartements huppés estimés à plusieurs millions occupent maintenant le lieu qui accueillait les patient.e.s hospitalisé.e.s à long terme.

Beaucoup d’entre nous pensions que la fermeture de ces grandes institutions était une bonne chose, et détestaient leur association avec le système asilaire oppressif de l’ère victorienne qui enfermait les gens pour les cacher à la vue du public. Mais le très attendu « système de soins local » [community care] qui était censé les remplacer est resté désespérément sous-financé, et bien souvent, inexistant. Des hôpitaux de jour ont aussi été fermés depuis, et ceux/celles qui ont besoin de soins et de soutien sont souvent livré.e.s à eux/elles-mêmes dans des logements inadaptés, généralement des studios meublés piteux, et forcé.e.s de s’en remettre aux médicaments, à qui on fournit de l’aide uniquement dans les moments de crise aiguë. Bien que les médicaments psychiatriques puissent sauver des vies, en soulageant les personnes, celles qui recourent aux psychotropes et à d’autres médicaments psychiatriques sur le long terme souffrent souvent d’effets secondaires handicapants, comme des nausées, un baisse de la libido, une prise de poids, la fatigue, et des hallucinations.

À mesure que les effets des coupes budgétaires dans le secteur de la santé mentale se sont fait sentir, le gouvernement a de plus en plus souvent pris des mesures coercitives présentées comme une réduction des risques, comme l’introduction des injonctions de traitement obligatoire et la diffusion du « modèle de la convalescence », que beaucoup de militant.e.s de la santé mentale et de groupes d’usager.e.s considèrent comme un insidieux outil néolibéral de coercition. Le groupe « Recovery in the Bin » (« Convalescence à la poubelle »), par exemple, écrit : « Beaucoup d’entre nous ne pourront jamais “nous remettre” en continuant de vivre dans ces circonstances sociales et économiques intolérables, telles qu’un logement indécent, la pauvreté, la stigmatisation, le racisme, le sexisme, une charge de travail déraisonnable, et d’innombrables autres entraves ».

La pathologisation de la vie quotidienne

Depuis le début des années 1990 les médicaments psychiatriques ont aussi été prescrits très largement en dehors des institutions psychiatriques. Aujourd’hui environ 90 % des personnes qui ont affaire à des services psychiatriques en dehors de l’hôpital se voient prescrire un médicament psychiatrique ou un autre. Prenons par exemple le Prozac, qui a été introduit pour la première fois en 1987 et est devenu rapidement le médicament psychiatrique le plus vendu dans l’histoire. Le Prozac a été prescrit plus souvent que les autres médicaments, et il est devenu un sujet de conversation courante ainsi qu’un thème d’ouvrages à succès. Il a été vendu avec l’argument qu’il ne permettait pas seulement de contrôler les symptômes dépressifs, mais qu’il permettait en plus aux gens de se sentir « mieux que bien ». Les firmes pharmaceutiques font leurs profits sur le stress et l’insécurité que les personnes ressentent réellement, en leur vendant une « solution » en cachet.

La domination de la Big Pharma permet aussi d’expliquer la prolifération de nouvelles maladies psychiatriques au cours des quatre dernières décennies. Des problèmes dans des domaines de la vie de plus en plus nombreux, qui étaient souvent considérés auparavant comme ayant des causes sociales plutôt que médicales, ont été pathologisées et traitées comme des maladies qui impliquent une médication. Mettre en lumière la façon dont des nouveaux troubles psychiatriques ont été construits ne signifie pas que tout diagnostic est un mythe ou doit être rejeté. Beaucoup de personnes qui font l’expérience de troubles mentaux accueillent avec soulagement un diagnostic car il permet de donner un sens à un état ou à des symptômes vécus comme effrayants, par exemple entendre des voix.

Dans cette société, les diagnostics aident aussi les gens à obtenir de l’aide, un traitement, un soutien, quand bien même inadéquat. Souvent un diagnostic psychiatrique est le seul moyen qu’ont des personnes d’accéder aux services dont ils/elles ont besoin. C’est la lutte des vétérans du Vietnam pour la reconnaissance, la compensation et la prise en charge de leurs symptômes traumatiques à la suite de la guerre du Vietnam, par exemple, qui a abouti à ce que le Syndrome de stress post-tramatique [PTSD en anglais] soit intégré aux diagnostics officiels en 1981. Les coupes budgétaires permanentes dans le secteur de la santé, en revanche, signifient que la façon dont un diagnostic comme celui de SSPT est compris ou appliqué peut aussi être utilisé pour limiter et/ou refuser des traitements disponibles, malgré l’origine du diagnostic dans la lutte des vétérans du Vietnam.

Sous le régime néolibéral actuel, notre santé mentale est subordonnée aux besoins du marché. D’un côté, le gouvernement et les grandes entreprises nous vendent l’idée du bonheur et du bien-être, une sorte de rêve consumériste dans lequel nous cherchons une forme d’accomplissement dans un emploi bien rémunéré et des relations sociales heureuses, et où les biens de consommation sont des marqueurs de notre succès. D’un autre côté, quand le système capitaliste s’avère incapable de réaliser ce rêve et cet objectif, nous sommes invités à n’en vouloir qu’à nous-mêmes pour notre échec. Mais si nous commençons à craquer psychologiquement, alors nous nous rendons compte qu’il n’y a que peu de prise en charge psychologique disponible pour nous aider.

Les services psychothérapeutiques, le conseil et autre « thérapies par la discussion » sont encore plus difficiles d’accès qu’auparavant, en particulier si vous êtes pauvre ou marginalisé.e. De plus, les services disponibles diffusent de plus en plus souvent une version insidieuse du message de « l’industrie du bonheur » selon lequel nous sommes en dernière instance responsables de notre propre bien-être mental. Celles et ceux qui cherchent de l’aide auprès du service public de santé [NHS] se voient principalement proposer une thérapie cognitive comportementale, sur une durée limitée, et parfois à travers des programmes en ligne, ou bien des programmes de « Mindfulness », là encore souvent proposés en ligne.

Ces services peuvent être très utiles pour certaines personnes, et devraient être disponibles plus largement et plus durablement. Mais la thérapie cognitive-comportementale et la « Mindfulness » ne sont pas forcément adaptées pour tout le monde ni applicable à n’importe quel type de trouble mental. Ces thérapies ont pour objet d’aider les personnes à changer leur comportement ou leurs façons de penser de manière à mieux faire face à la vie quotidienne, et elles ne traitent pas les causes sous-jacentes des troubles mentaux, qui peuvent être mieux prises en charge par une thérapie sur le long terme, par exemple. Elles ne se préoccupent pas non plus des contraintes économiques, sociales et politiques, comme l’insécurité de l’emploi ou les conditions indécentes de logement, qui ont causé ou exacerbé les difficultés mentales d’une personne.

Une approche sociale

Bien qu’il ait été écrit avant que les effets des politiques néolibérales sur la pratique et les diagnostics psychiatriques soient complètement visibles, l’ouvrage de l’écrivain marxiste Peter Sedgwick fournit une approche sociale utile pour questionner la santé mentale sous le capitalisme néolibéral. Dans son livre de 1982, Psychopolitique, et dans ses différents articles écrits dans les années 1970, Sedgwick conceptualise la maladie mentale comme à la fois réelle et construite. Son livre constituait une critique de l’anti-psychiatrie, conceptualisée par des auteurs comme R. D. Laing et Thomas Szasz, qui défendaient que la psychiatrie était un instrument d’oppression.

Sedgwick était d’accord avec l’idée que les diagnostics et les traitements psychiatriques ne sont pas neutres mais qu’ils sont au contraire saturés de jugements sur ce qu’est un comportement « normal ». Mais la maladie physique est elle aussi construite, écrivait Sedgwick. La plupart des penseurs de l’anti-psychiatrie mettaient en avant une critique individualiste de la psychiatrie, en argumentant que le problème est le comportement des psychiatres. Mais pour Sedgwick, la psychiatrie ne peut pas être appréhendée comme une lutte entre le psychiatre oppressif et le patient étiqueté comme mentalement malade. Il faut, d’après Sedgwick, prendre en compte le contexte social plus large dans lequel la maladie mentale s’est développée et dans lequel le diagnostic psychiatrique a été élaboré. La santé mentale fait partie d’un processus social, et elle est liée à des intérêts et des luttes sociales et politiques plus larges.

Une telle approche permet de mettre en relation le ressenti psychologique d’un·e individu·e et les rapports et structures sociales. De cette manière, on peut commencer à s’interroger sur ce qui nous est arrivé dans notre vie, plutôt que de se demander ce qui cloche chez nous. La santé mentale n’est pas déconnectée des relations sociales plus larges d’exploitation et d’oppression, elle est au contraire encastrée dans ces relations. C’est évident dans la manière dont la santé mentale, et son traitement, sont genrés et racisés. Les femmes, les personnes appartenant à des ethnies minoritaires ou les personnes LGBTQ ont plus de chances de souffrir de symptômes de troubles mentaux et d’être confrontés à des problèmes de santé mentale.

Une étude récente par exemple, met ainsi en évidence que les personnes appartenant aux minorités ethniques en Grande-Bretagne ont cinq fois plus de chances de souffrir de troubles psychotiques, les personnes les plus à risque étant celles qui sont arrivées en Grande-Bretagne enfant, comme migrantes. Les chercheurs/euses identifient des facteurs du développement d’épisodes psychotiques, comme la discrimination raciste, le sentiment ou non d’appartenance, les menaces perçues, et les injonctions contradictoires liées au fait de vivre dans un nouveau pays.

En même temps, le racisme, le sexisme, l’homophobie et la transphobie au sein du système psychiatrique impliquent que les personnes appartenant à des groupes opprimés ont plus de chances d’être diagnostiquées mentalement malades et d’être catégorisés en fonction d’attentes sociales en termes de genre, de race ou de sexualité. Alors que les hommes ont plus de chance de se voir diagnostiquer un trouble de la personnalité anti-social, plus de 70 % des personnes chez qui un trouble de la personnalité limite [Borderline Personality Disorder] est diagnostiqué sont des femmes, la plupart d’entre elles ont subi des violences physiques ou sexuelles pendant l’enfance.

Les personnes chez qui un BPD (parfois appelé trouble de la personnalité d’instabilité émotionnelle) est diagnostiqué sont souvent qualifiées comme des patient.e.s « difficiles » et manipulatrices/eurs, toujours en train d’essayer de duper le psychiatre ou le médecin. Les mots et les actions de ces patient.e.s sont alors interprétées d’une manière qui correspond à l’image des femmes souffrant de BPD : une telle femme est vue comme trop insistante, sollicitant trop le médecin, trop intelligente et trop sexuelle. Comme les critiques féministes du diagnostic de BPD l’ont montré, le diagnostic fait l’impasse sur la reconnaissance de l’importance du rôle des violences subies dans l’enfance dans le développement d’un traumatisme et d’une maladie mentale. Ainsi, le diagnostic opère une individualisation et une pathologisation des réactions des femmes à la violence sexuelle et à l’oppression sexiste – même si ça n’est pas dans l’intention des psychiatres et des psychologues.

Dans un ouvrage brillant, La psychose de la révolte [The Protest Psychosis], Jonatahan Metzl analyse la manière dont le diagnostic de la schizophrénie a été associée au personnage du manifestant noir, enragé, pendant le mouvement pour les droits civiques et d’autres luttes des noir.e.s aux États-Unis dans les années 1960 et 1970. Metzl montre comment le diagnostic psychiatrique est traversé de présupposés raciaux et genrés, qui structurent, même inconsciemment, toutes les dimensions de la relation entre le psychiatre et le/la patient.e. Le diagnostic psychiatrique fonctionne, d’après Metzl, comme une « définition, une délimitation et une contention de populations abjectes », telles que les « ménagères désobéissantes », les « vétérans de guerre addicts », « les enfants hyper-actifs » ou les « hommes noirs enragés ». Au niveau de ce que Metzl appelle « l’inconscient structurel », des présupposés et des peurs concernant ces groupes construisent les perceptions des psychiatres et la façon dont ces personnes sont définies et diagnostiquées, même quand les psychiatres et les professionnel.le.s de la santé mentale cherchent à les aider.

Appréhender la santé mentale avec un prisme social ne signifie pas nier toute capacité d’action des personnes qui vivent avec des problèmes de santé mentale. Au contraire, comme l’écrivait récemment Jay Watts, psychologue et survivante de la psychiatrie dans un article éclairant paru dans le *Guardian *:

« Nous devons changer notre façon de voir pour prendre au sérieux l’expérience vécue des personnes qui souffrent, quelle que soit la manière dont celles-ci choisissent de comprendre leur souffrance. Certaines vont choisir de conceptualiser leur détresse comme une maladie, d’autres comme la conséquence d’un traumatisme, d’autres encore comme une réponse incarnée aux messages ambivalents à propos de qui et de comment nous sommes censés être, qui sont légions dans notre société. »

Une approche sociale nous permet de voir que la santé mentale est centrale dans toutes les dimensions de notre vie, et qu’elle est liée à toutes les batailles que nous avons à mener – contre le racisme et le sexisme, pour la libération sexuelle, pour un logement décent, ou dans nos luttes sur nos lieux de travail contre le travail précaire et les tentatives de nous faire travailler plus longtemps et de façon plus intensive. Notre lutte se fait avec les travailleuses/eurs de la santé mentale, avec les usager.e.s et avec d’autres. Oui, nous devons défendre les services de santé, mais nous devons aussi chercher à conceptualiser la santé mentale d’une manière qui soit libératrice et qui ne nous réduise pas à nos corps biologiques ou à des unités que l’on mesure à l’aune du « bonheur ».

Les revendications du Réseau de Résistance en Santé Mentale britannique

Mental Resistance Health Network

Publié le 19 janvier 2019 sur zinzinzine.net

Source: www.mentalhealthresistance.org (11/11/18)

Mental Health Resistance Network est un réseau de résistance en santé mentale basé au Royaume-Uni et formé par des personnes qui rencontrent des difficultés psychiques, dans le but de se défendre contre les assauts des politiques conservatrices du gouvernement britannique qui s’acharne contre les personnes fragilisées et handicapées et «ne donne de la valeur aux gens qu’en fonction de leur capacité à servir les intérêts des super riches».

Voici une traduction de leurs revendications percutantes publiées en novembre 2018. Loin de se contenter de demander «plus de moyens pour la psychiatrie», ce réseau réclame toute une série de mesures audacieuses, telles que la fin des traitements forcés, la création de services dirigés par les usager·es elleux-mêmes, de foyers de crise, ou encore la prise en compte des oppressions systémiques dans la compréhension de la souffrance psychique, etc. Et tout cela sans oublier de dénoncer le modèle médical de la souffrance psychique et de replacer nos conditions matérielles de vie au centre des priorités.

Les contextes politiques ne sont bien entendu pas exactement les mêmes et certaines revendications visent explicitement des particularités du système britannique (qui est cependant une grande source d’inspiration pour le gouvernement français actuel). Mais au-delà des particularismes, un grand nombre de ces revendications pourraient être transposées à nos contextes, de plus, la détermination qui se dégage de cette lutte est en elle-même revigorante.

Nos priorités, pas vos priorités!

Nous revendiquons…

Nous rejetons le modèle médical de la souffrance psychique. La psychiatrie décontextualise notre souffrance. Peu de preuves démontrent la cause biologique de cette souffrance alors que le rôle causal des traumatismes et des injustices sociales est amplement démontré. Les médicaments peuvent agir comme des antidouleurs, mais ne peuvent pas “guérir” notre souffrance.

Nous revendiquons:

  • Une enquête publique sur les dommages causés par les médicaments psychiatriques et les électrochocs.
  • La nationalisation de la recherche et de la fabrication de médicaments afin de supprimer toute motivation de profit.
  • L’offre d’un traitement alternatif en cas de refus de médicaments et la fin du traitement forcé.
  • Une enquête sur la violence et la maltraitance infligées aux patient·es dans les hôpitaux psychiatriques et dans la communauté.
  • La fin du contrôle et de la contrainte dans les services psychiatriques et les structures communautaires.
  • Une enquête publique sur les discriminations des personnes LGBT, le classisme, le sexisme et le racisme institutionnels en psychiatrie et dans tous les services.
  • Une offre de services culturellement appropriés pour les membres des communautés noires, asiatiques et des autres minorités ethniques, prenant en compte que le racisme est un facteur causal de souffrance psychique.
  • Un service national de soutien et de prévention du suicide entièrement subventionné et accessible 24h/24.
  • L’offre de traitements alternatifs tels que le dialogue ouvert, les réseaux sur l’entente de voix et les thérapies holistiques.
  • Une enquête sur les listes d’attente des services de santé mentale pour enfants [CAMHS] et la fermeture immédiate de tous les hôpitaux Cygnet du Royaume-Uni.
  • Des soins de santé mentale sur le long terme si nécessaire – pas de sortie des services visant à faire des économies financières.
  • Des soins de santé mentale et une aide sociale entièrement subventionnés. La fin du financement en fonction des résultats – les résultats sont subjectifs.
  • La mise à disposition de foyers de crise pour toutes les personnes en ayant besoin, dotés de thérapeutes et d’infirmier·es en santé mentale pleinement qualifié·es plutôt que de travailleurs et travailleuses peu ou pas qualifié·es et formé·es.
  • Les psychothérapies orientées sur le trauma doivent être accessibles gratuitement.
  • Des services dirigés par les usager·es, ainsi que la révision de la Loi sur la santé mentale.
  • L’implication des usager·es dans les services statutaires doit être indépendante du contrôle du fournisseur de services.
  • La fin de la médicalisation croissante des enfants et des adolescent·es.
  • Que nos besoins en soins de santé physique ne soient pas déniés sous prétexte que “c’est dans notre tête”.
  • Un organisme indépendant chargé de superviser les équipes de santé mentale de proximité [CMHT] afin de s’assurer de leurs bonnes pratiques et du respect des lignes directrices de l’Institut national pour l’excellence en matière de santé et de soin [NICE].

Nous rejetons le modèle néolibéral qui décontextualise notre souffrance

Comme le modèle médical, le modèle néolibéral de la souffrance psychique situe la cause de la souffrance/folie dans l’individu et non dans la société; notre mode de pensée et nos attitudes sont blâmés, sans prendre en compte le contexte social. Ce modèle utilise la thérapie cognitivo-comportementale (TCC), la pleine conscience, la psychologie positive et le modèle du rétablissement comme prétendus traitements. Nous rejetons catégoriquement le modèle du rétablissement qui insinue que notre souffrance persistante est due à un manque d’efforts de notre part. Toute évaluation de la qualité de notre santé mentale sera faite par nous et sera évaluée en fonction de nos valeurs et non en fonction de notre utilité pour de riches employeur·euses. Nous considérons que la TCC brève et la pleine conscience ont un intérêt limité. La psychologie positive ne remplacera jamais un logement décent, un revenu garanti, des soins de santé gratuits et une société plus égalitaire.

Ce modèle, comme le modèle médical, exonère la société de toute responsabilité quant aux causes et aux traitements de la souffrance psychique.

Nous déplorons que le traitement soit utilisé comme cheval de Troie pour introduire clandestinement dans nos esprits les croyances et les valeurs qui profitent aux riches. Tous les soins de santé mentale devraient avoir pour seul but de soulager notre souffrance et de nous permettre d’atteindre nos objectifs dans la vie. Tout autre motif relève du lavage de cerveau et de l’abus.

Les modèles médicaux et néolibéraux ne sont pas des modèles sociaux.

Nous revendiquons un modèle social de la souffrance psychique

Le modèle social situe la cause et le remède de la souffrance psychique dans le contexte social, économique, politique et culturel dans lequel elle se produit; il tient compte des traumatismes personnels ainsi que de nos conditions matérielles, des inégalités sociales et de la discrimination.

“Quand un grand nombre de personnes se sentent mal, nous devons regarder au-delà de la biologie et considérer ce qui se passe au niveau sociétal.” Danny Dorling, professeur à la School of Geography and the Environment de l’Université d’Oxford.

Nous exigeons que vous reconnaissiez que nos conditions matérielles affectent notre santé mentale et que la priorité soit qu’elles deviennent satisfaisantes. Toutes les personnes qui vivent avec la souffrance psychique, y compris les personnes qui souffrent d’addictions, doivent avoir un logement et un revenu sûrs. Ne pas répondre à cette demande est indigne d’une civilisation et relève de la cruauté volontaire.

Nous exigeons:

  • La fin des pratiques abusives du Département du travail et des retraites: les évaluations dégradantes et stressantes pour les aides sociales (l’évaluation des capacités de travail et les évaluations d’autonomie personnelle), ainsi que les conditions irréalistes et toutes les sanctions.
  • L’Universal crédit[1] doit être immédiatement abandonné.
  • Une enquête publique sur les décès dus à l’arrêt des aides sociales et une action en justice intentée contre tout·es parlementaires impliqué·es dans ces décès.
  • Des poursuites judiciaires contre les professionnel·les de la santé et les évaluateur·ices de prestations qui causent des préjudices en étant complices de la suppression de la sécurité sociale.
  • Que des médecins généralistes soient mandaté·es pour fournir gratuitement des lettres de soutien aux demandes d’aides sociales.
  • Des conseils gratuits et indépendants en matière d’aide sociale pour toute personne qui demande des aides.
  • Que le Département du travail et des retraites assume l’entière responsabilité de l’obtention de certificats médicaux supplémentaires auprès des professionnel·les de santé des demandeur·euses.
  • Que tous les travailleur·euses de santé considèrent notre sécurité financière et notre sécurité en matière de logement comme une priorité.
  • Que les entreprises privées ne puissent pas mener d’évaluations pour les aides sociales.
  • Que les personnes détenues en prison aient un accès adéquat aux soins de santé mentale pendant leur détention et à leur sortie.
  • La fin immédiate du mensonge selon lequel le travail peut guérir la souffrance psychique.
  • Des adaptations à apporter au milieu de travail fondées sur un modèle social. La TCC, la formation à la résilience et le modèle du rétablissement ne sont pas des adaptations du milieu de travail, mais des adaptations du ou de la travailleuse.
  • L’accès à un service gratuit, spécialisé et indépendant de défense des droits en santé mentale pour les personnes ayant ou non un emploi.
  • La possibilité de poursuivre des études et d’occuper un emploi de notre choix et à notre propre rythme.
  • Qu’il soit admis que le chômage est structurel et non une faute individuelle.
  • Une aide pratique mise à disposition de toute personne en souffrance psychique qui en a besoin (par exemple, aide matérielle aux parents pour s’occuper d’un·e enfant, mise à disposition d’assistant·es personnel·les, soutien accru aux aidant·es naturel·les, etc.)
  • L’abolition du Programme travail et santé et de la fusion des services de santé avec le Département du travail et des retraites et l’exclusion de tou·te·s les coachs professionnel·les des structures du système de santé mentale.
  • La fin de l’utilisation contraire à l’éthique de la psychologie pour imposer la conformité à une idéologie politique.
  • Que la Behavioural Insights Team ne fasse plus partie de la vie des personnes en souffrance psychique.
  • Que des mesures immédiates soient prises pour mettre fin aux inégalités matérielles qui sont à l’origine de notre crise de santé mentale.
  • La fin de la privatisation du système de santé mentale et l’annulation de la privatisation qui a déjà eu lieu.
  • La démission de Sir Simon Stevens qui supervise le démantèlement du système de santé mentale.
  • La démission de Sir Simon Wessely qui est inapte à présider la révision de la Loi sur la santé mentale en raison de son implication dans l’étude PACE qui a été discréditée et de sa participation à la conférence “Malingering and Illness Deception” et au livre du même nom.
  • Une action urgente pour réparer les dommages causés par le mythe des «parasites», qui est utilisé pour que le public accepte les mauvais traitements infligés aux personnes handicapées.
  • La réinstallation de centres de jour.
  • Que l’accès à tous les domaines de la vie sociale et personnelle soit assuré en réalisant des adaptations raisonnables dans notre environnement social et physique, les survivant·es[2] dirigeant le processus pour identifier les adaptations dont nous avons besoin.
  • Que Iain Duncan Smith, Esther McVey et Lord David Freud soient traduit·es en justice pour leur cruauté délibérée envers les personnes en souffrance psychique.
  • Les recommandations formulées par la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU à l’issue de son enquête sur les violations des droits des personnes handicapées au Royaume-Uni doivent être appliquées intégralement et de toute urgence.
  • L’abandon du plan visant à “réaliser des gains d’efficacité”, c’est-à-dire à faire des coupes budgétaires d’un milliard de livres sterling dans les services de santé mentale d’ici 2020, annoncé par Lord Carter of Coles.
  • Que les événements publics et l’information en ligne, en particulier de la part des organismes gouvernementaux, soient OBLIGATOIREMENT disponibles en langue des signes britannique et faciles à lire à tout moment.
  • Que les lignes d’assistance téléphonique soient accessibles aux personnes ayant des difficultés à parler et à entendre, c’est-à-dire des chats en direct et des chats vidéo avec l’interprétation en langue des signes britannique en option.

Nous rejetons les grandes associations caritatives qui prétendent défendre nos intérêts, par exemple National Mind. Celles qui ont passé des contrats avec le département du travail et des retraites et avec le système de santé mentale ont un conflit d’intérêts. Rien ne les distingue des grandes entreprises qui ne s’intéressent qu’à leurs marges de bénéfices. Nous parlons pour nous-mêmes, les associations caritatives en santé mentale ne nous représentent pas.

Nous rejetons le rapport issu du Westminster Health Forum concernant “Les prochaines étapes pour les services de santé mentale”. Il ne se préoccupe pas de nos intérêts et est donc illégitime.

Nous déclarons que les conférencier·es de ce forum cherchent à profiter financièrement de notre souffrance psychique; qu’iels causent notre détresse mentale; qu’iels ne se soucient pas des personnes en souffrance psychique; et qu’iels sont impliqué·es dans le décès de demandeurs et demandeuses d’aides pour ne pas avoir exigé la fin des abus du Département du travail et des retraites.

Si vous n’êtes pas avec nous pour résister à l’austérité, à l’inégalité, à la culpabilisation des victimes et à la culture qui consiste à profiter de notre souffrance psychique, alors vous êtes la cause de notre souffrance.

Dédié à la mémoire de Robert Dellar, militant en santé mentale et écrivain, 1964 – 2016

Le psychologique est politique

Joanna Moncrieff

Publié sur Zinzinzine.net

Source : theoccupiedtimes.org

Socialement, les doubles stratégies consistant à exalter le consumérisme et augmenter le contrôle ont été centrales pour le projet néolibéral. Le consumérisme et le contrôle peuvent être perçus comme les deux revers d’une même médaille. On encourage les gens à aspirer à des niveaux toujours plus grands de consommation ostentatoire, modelés à l’image du style de vie d’une élite de célébrité·es qui est étalé dans tous les médias et diffusé sur les écrans de télévisions de tout le monde. Le shopping, qui fut un jour un moyen et non une fin, est devenu la poursuite de loisir favorite des britanniques. Tandis que dans le même temps, de plus en plus de gens sont exclu·es de la force de travail (parfois pour toujours) par le déplacement de l’industrie dans des zones de travail bon marché, et beaucoup d’autres sont coincé·es dans des emplois peu payés sans perspective de promotions. De larges portions de la population ne peuvent atteindre le style de vie «idéal» si largement médiatisé qu’à travers des moyens illégaux. Une société hautement inégalitaire, axée sur la consommation incite les gens à enfreindre la loi, ce qui a été dramatiquement illustré par les émeutes de Londres et d’autres villes anglaises pendant l’été 2011. [Note de Zinzin Zine : sans vouloir minimiser la répression, ces révoltes, loin de n’être que “dramatiques”, furent pour beaucoup un grand moment de déclaration de guerre contre l’ordre établi.]

Le néolibéralisme exige des mécanismes étendus de contrôle social pour surveiller l’état de non-droit et de fragmentation sociale que ces politiques produisent. Les niveaux d’emprisonnement ont augmenté dans beaucoup de pays occidentaux, atteignant des proportions stupéfiantes, particulièrement aux États-Unis. En 2011, 0,7% de la population des États-Unis était en prison, et 2,9% était en prison, en liberté surveillée ou conditionnelle. Parmi les afro-américain·es, presque 7% des hommes adultes étaient en prison, et un homme afro-américain sur trois peut s’attendre à aller en prison au cours de sa vie. «Aux États-Unis», commente David Harvey, «l’incarcération est devenue une stratégie clé de l’État pour faire face aux problèmes qui se posent chez les travailleuses et travailleurs licencié·es et les populations marginalisées». Les taux d’emprisonnement au Royaume-Uni ont aussi augmenté, doublant presque depuis le début des années 90.

Le double effort pour augmenter la consommation et contrôler les victimes de la redistribution de richesse est renforcé par des notions individualistes et modernes du bien-être mental et de l’anormalité mentale. Même avant l’âge d’or du jargonnage neuroscientifique, des idées comme celles de «maladie mentale» localisaient les problèmes comportementaux et émotionnels dans l’individu, généralement dans un cerveau défectueux, mais parfois dans des mécanismes inconscients ou des structures cognitives défectueuses. Ainsi, la nature complexe de la façon dont les gens interagissent entre elleux et avec leur environnement a été détachée de son contexte social. Ces dernières années, on a prétendu expliquer presque toutes les activités humaines par les neurosciences – de l’économie jusqu’à l’appréciation de la littérature. Ces idées vont de pair avec la pensée néolibérale, avec son accent mis sur l’individu et son dégoût de la «société».

Le concept de maladie mentale est utile en partie parce qu’il fournit une justification commodément élastique pour le contrôle et la détention permettant de compléter le système judiciaire pénal. Une fois que quelqu’un·e est étiqueté·e comme malade et ayant besoin de traitement, presque tout peut-être justifié. Dès que le comportement bizarre, dérangeant, et parfois perturbateur que l’on appelle maladie mentale est attribué à une maladie du cerveau, ces origines et son sens n’ont plus à être compris. Ça doit juste être corrigé, avec des médicaments ou de la thérapie électroconvulsive (TEC) ou n’importe quoi d’autre. On peut se dispenser des considérations normales sur l’autonomie de l’individu. La «santé» l’emporte sur la liberté dans le droit de santé mentale.

Les politiques néolibérales engendrent des communautés qui n’ont plus les ressources ou la motivation pour accueillir la différence. Alors que les gens sont de plus en plus éloigné·es de leur famille et ami·es, alors que les réseaux de soutien sociaux s’effondrent et alors que le travail devient précaire, l’intégration sociale qui par le passé aidait certaines personnes à résister à la pression émotionnelle n’est souvent plus disponible. Les structures psychiatriques demandent à gérer les conséquences, et le langage de maladie mentale permet que cela soit fait sans révéler l’effondrement social qui en est la racine.

En Angleterre, près de 50,000 personnes ont été détenues de force dans une institution psychiatrique durant l’année allant jusqu’en avril 2013, ce qui était 4% plus élevé que le chiffre de 2010-2011 et représente une augmentation de 14% depuis avril 2007. Ceci malgré de fortes incitations financières pour réduire les lits d’hôpitaux.

L’idée que la perturbation mentale est une maladie qui est facilement accessible au traitement a aussi permis l’extension du contrôle en dehors de l’hôpital jusque dans la communauté. En 2008, une «ordonnance de traitement communautaire» (CTO) [en anglais «Community Treatment Order», l’équivalent de nos «soins ambulatoires sous contrainte» en France] a été introduite en Angleterre et et au Pays de Galles et permet que les patient·es soient traité·es contre leur volonté pendant qu’iels vivent en dehors de l’hôpital, même s’iels n’ont aucun symptôme du tout. L’ordonnance ne nécessite pas que les gens aient un passé violent ou des tendances suicidaires. Une CTO peut être faite sur la simple base que, sans traitement, la personne présente un risque pour sa propre «santé».

Quant elles ont été introduites, iel a été estimé qu’approximativement 450 CTO seraient appliquées par an. En fait, plus de 6000 ont été faites en un an et demi jusqu’à avril 2010. L’utilisation de ces ordonnances continue d’augmenter, avec une augmentation de 10% durant l’année entre avril 2012 et avril 2013. Les ordonnances de traitement communautaire stipulent presque toujours que l’individu doit prendre des médicaments qu’iel ne veut pas ou n’apprécie pas. Potentiellement, quelqu’un·e peut être forcé à prendre ces produits chimiques qui altèrent l’esprit pour le reste de sa vie, même s’iel a une pleine capacité de prendre des décisions concernant son traitement.

Tout en aidant le système carcéral à gérer les retombées des politiques néolibérales sur la stabilité individuelle et la cohésion communautaire, la médicalisation la plus banale du malheur a aussi renforcé le projet néolibéral. La promotion de l’idée que la dépression est une maladie courante causée par un déséquilibre chimique du cerveau a aidé à détourner la responsabilité de la souffrance et de la détresse loin de l’arène sociale et économique vers les individus et leur cerveau. La prescription massive d’antidépresseurs renforce l’idée que c’est les individus qui ont un problème, mais les solutions psychologiques, telles que les TCC (thérapies cognitivo-comportementales), peuvent aussi perpétuer ce raisonnement.

Certaines des raisons pour lesquelles autant de personnes sont actuellement identifiées comme dépressives trouvent probablement leur origine dans les mêmes facteurs qui ont conduit à la croissance de la population carcérale – le fait que nous soyons encouragé·es à vouloir ce que nous ne pouvons pas facilement avoir. Le sociologue Zygmunt Bauman parle de la façon dont on pousse au consumérisme en produisant et maintenant des sentiments de manque et d’anxiété. Les gens ne peuvent être autorisé·es à se sentir satisfait·es. Il doit toujours exister un mécontentement persistant pour conduire les gens à consommer plus, couplé à la peur de devenir un ou une «consommatrice ratée». Pourtant, pour beaucoup, le travail est devenu de plus en plus stressant, précaire et ingrat, et plus les demandes d’augmentation de productivité et d’efficacité s’accroissent, plus les gens sont exclu·es de la force de travail par la maladie, l’invalidité ou par choix.

Les dettes, comme le crime, est utilisée pour combler l’écart entre les attentes et les revenus. Mais avec les dettes viennent le stress, l’anxiété et des sentiments de vulnérabilité et de perte de contrôle. Il existe tellement de chance d’échouer, et le «succès» est de plus en plus improbable.

La prolifération et l’expansion des troubles mentaux créent une myriade de possibilités d’échecs. Tandis que les humeurs changeantes, l’attention inadéquate, et la timidité excessive sont pathologisées, de plus en plus de monde est encouragé·e à croire qu’iels ont besoin de se faire «soigner». Tout comme la chirurgie esthétique promeut l’impossible idéal de l’éternelle jeunesse, le discours de la santé mentale suggère de plus en plus qu’il existe un parfait état de santé mentale auquel nous devons toutes et tous aspirer, et que nous devrions atteindre par un travail sur nous-mêmes. Les gens sont encouragé·es à exister dans un état de perpétuelle frustration et de déception vis-à-vis d’elleux-mêmes, regardant toujours plus vers l’intérieur de façon à ne pas penser à contester la nature de la société dans laquelle iels vivent.

Les conceptions sur la nature de la santé mentale et de l’anormalité mentale sont intrinsèquement liées aux conditions sociales et économiques dans lesquelles elles ont émergé. Le néolibéralisme et les chantres des slogans tels que «la société n’existe pas» ont aidé à produire un monstre biologique qui englobe tous les champs d’activités humaines dans un paradigme neuroscientifique et, ce faisant, iels bannissent la tradition philosophique qui reconnaît l’expérience humaine comme irréductiblement sociale. Nous ne pouvons commencer à contester cette vision appauvrie de l’humanité qu’une fois comprises sa fonction politique et les fins qu’elle dessert.

Le psychologique est politique!

[1] NDT: L’Universal Credit est une réforme des aides sociales britanniques de 2012 qui a créé une allocation sociale unique en fusionnant 6 aides en 1 seule et qui sous prétexte de “simplification” et de “lutte contre le chômage” a permis de plafonner ces aides sociales, de diminuer le nombre de bénéficiaires et de renforcer le contrôle visant le retour à l’emploi. C’est notamment de cet “Universal credit” dont Macron s’inspire lorsqu’il dit vouloir créer un “revenu universel d’activité qui fusionne le plus grand nombre possible de prestations”, cf. cet article de blog sur Médiapart.

[2] Nous considérons que “Survivant·e” est un terme d’auto-identification qui concerne tou·tes les Survivant·es du système de santé mentale ainsi que les personnes autistes, les personnes qui ont des addictions, des handicaps psychosociaux et qui sont neuroatypiques.

Voir également

... textes contenant l'un des mots-clés : psychiatrie  Santé-Mentale  Récits  normalisation  capitalisme  :