Christine Delphy

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Race Caste et Genre en France


Christine Delphy - Race Caste et Genre en France

« Je vais parler de l’interaction entre deux systèmes de domination, la race et le sexe. Je me propose d’analyser l’oppression des populations maghrébines, puis de leurs enfants selon trois axes : 1) le premier est la façon dont la construction sociale qu’est la “ race ” s’articule avec cette autre construction sociale qu’est le “ sexe ”. Ces deux construits sociaux sont bâtis de la même façon, par et pour la domination, bien qu’ils aient, évidemment des formes distinctes. 2) le second axe est l’hypothèse que nous assistons aujourd’hui en France, à la création d’un système de castes raciales. [...]. 3) Dans le sujet que je traite, le débat sur le foulard islamique a une place, mais plutôt comme le révélateur d’une dynamique qui remonte bien en amont et se poursuit bien en aval. » Christine Delphy est une sociologue et féministe française. Chercheuse du CNRS depuis 1966 dans le domaine des études féministes ou études de genre, elle est une des cofondatrices de Nouvelles Questions féministes, une revue qui introduit, entre autres, le concept de genre et le courant intellectuel du féminisme matérialiste. Elle a une activité militante importante tout d'abord dans les années 1960-70 dans différents groupes féministes liés au Mouvement de libération des femmes, dont elle est l'une des fondatrices, avant de s'engager dans les années 2000-2010 dans des cercles de réflexion critique du libéralisme, puis dans le combat contre la loi sur les signes religieux dans les écoles publiques françaises et plus généralement dans la lutte contre l'islamophobie..

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Christine Delphy — Race Caste et Genre en France

Temps de lecture : ~ 26 minutes

Conférence donnée au Congrès Marx le 2 octobre 2004. Publié dans Guerre impériale, guerre sociale, Jacques Bidet (dir.), Paris : PUF, 2005.

Je vais parler de l’interaction entre deux systèmes de domination, la race et le sexe. Je me propose d’analyser l’oppression des populations maghrébines, puis de leurs enfants selon trois axes :

  1. le premier est la façon dont la construction sociale qu’est la “ race ” s’articule avec cette autre construction sociale qu’est le “ sexe ”. Ces deux construits sociaux sont bâtis de la même façon, par et pour la domination, bien qu’ils aient, évidemment des formes distinctes.

  2. le second axe est l’hypothèse, que j’ai déjà émise (Delphy 2001), que nous assistons aujourd’hui en France, à la création d’un système de castes raciales. Le concept n’est pas utilisé par les sociologues et les politologues, marxistes ou non (Delphy 1998). Pourtant, ce concept est à mon sens opératoire, pour rendre compte de la spécificité de l’oppression de race dans le système de classes ; ce à quoi le concept de racisme ne suffit pas. En effet, tandis que le concept de racisme met l’accent sur des processus, le concept de caste met l’accent sur les résultats des ces processus en termes de structure sociale.

  3. Dans le sujet que je traite, le débat sur le foulard islamique  a une place, mais plutôt comme le révélateur d’une dynamique qui remonte bien en amont et se poursuit bien en aval.

Je vais décrire trois phases, trois actes de cette tragédie française : oppression, rébellion, puis hélas, non pas libération, mais répression. Dans chacune de ces phases, ce qui m’intéresse est la façon dont le genre, un système de castes fondé sur l’invention de  sexes différents, est utilisé pour construire un système de castes fondé sur l’invention de  races différentes.

Premier acte : oppression.

Le premier acte de l’oppression remonte à la colonisation de l’Algérie, il y a maintenant plus d’un siècle et demi, puis des autres pays du Maghreb il y a un siècle. A  la différence de ce qui se passe en Indochine, c’est sur la religion que  repose le traitement différentiel qu’est le statut de l’indigénat imposé aux colonisés. Deux sortes de Français co-existent dans ce département : les “ Français de souche européenne”, et les “ Français musulmans ”, qui votent dans un  collège spécial, comptant pour un 1/5è de l’ensemble des voix.

Dès le  début, la question du sexe, ou du genre, est posée comme la ligne de partage entre les deux “ communautés ”  ainsi créées. Dans le stéréotype raciste créé par le colonisateur, les indigènes ne “ traitent pas bien les femmes ”. La polygamie en particulier, bien que peu pratiquée dans les faits, est considérée par les Français comme un signe, et même LE signe  de “ l’archaïsme ” des indigènes (Clancy-Smith 1996.).

Le statut d’ « indigène »  (sujet et non-citoyen, même quand il est de sexe masculin) a pour effet de soumettre les individu.es de cette communauté à un code civil, appelé “ statut personnel ”, concernant le mariage, la filiation, et l’héritage, et considéré comme “ en retard ” sur le code français. Il faut pourtant souligner ici que, en dehors de la polygamie, le Code civil français de l’époque n’est guère moins préjudiciable aux femmes que le code musulman. Permettre une dérogation de masse au code civil dans un département français (à partir de la 3è république) a certes des effets délétères sur les femmes indigènes, qui, à l’instar des Françaises de souche, ne sont pas citoyennes. Mais cela permet aussi de continuer à dénigrer l’islam. Ce dénigrement de l’islam n’est pas, à vrai dire, nouveau. C’est une vielle tradition de l’Europe depuis le temps de la reconquête espagnole, puis des Croisades (Daniel 1993, Geisser 2003).

Ainsi le genre – qui est une division hiérarchique opérée dans l’espèce humaine et résultant en deux catégories opposées, les hommes et les femmes — opère lui-même comme la ligne de partage pour une autre division, celle entre deux “ ethnies » fabriquées  aussi par la domination, cette fois coloniale.

En Algérie occupée, les indigènes de sexe masculin peuvent sortir du statut de sous citoyen : mais à condition de renoncer à leur religion, à leur culture, à leurs croyances, à leur famille et à leur voisinage. Ainsi l’islam devient, sur le plan idéologique et légal, la raison donnée pour leur statut d’indigènes. Ceci permet d’en occulter la raison première et objective : l’occupation et la colonisation.

A partir de la conquête de l’Algérie, le dénigrement de l’islam se fait sur le mode de l’opposition classiquement coloniale entre “ civilisé » et  « barbare” ; et cette opposition, de façon tout aussi classique, fait appel aux rapports entre les sexes. Ignorant leur propre patriarcat, qui leur semble sans doute normal, comme aujourd’hui, les colonisateurs ne parlent des femmes indigènes que la larme à l’œil. Seules les différences entre ces deux régimes patriarcaux—l’Algérien et le Français—sont mises en avant, au dépens de leurs bien plus considérables ressemblances.

En effet, dans les études sur la colonisation, puis aujourd’hui sur le racisme ou les discriminations,  un point central est systématiquement passé sous silence : les rapports entre la société colonisatrice et la société colonisée sont des rapports entre deux patriarcats. Les protagonistes du conflit colonial sont, des deux côtés, les hommes. Seuls ils ont le statut de sujets dans les deux sociétés, et dans les deux, les femmes sont des objets, des propriétés. Il est logique que le colonisateur veuille déposséder les hommes indigènes de leur possession la plus précieuse, la dernière qui leur reste aussi, les femmes. Un officiel français du 19è siècle cité par Frantz Fanon (1959) aurait dit : “ Si nous voulons frapper la société algérienne dans …ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ”, et ajouté : “ il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent ”. Dans les faits, les Français ne feront rien en faveur des femmes maghrébines. Mais ils mettront en scène quelques campagnes de “ dévoilement ” pendant la guerre d’Algérie, déjà sur le thème de la “ libération de la femme ” ; en réalité ces campagnes ont pour objet, comme les viols commis par les militaires, ou l’utilisation des lascives orientales dans les bordels, de démoraliser les hommes combattants en leur “ volant ” leur bien ultime, les femmes. Et puisque c’est pour détruire l’identité autochtone que le colonisateur a embouché les trompettes de la libération de la femme, les indépendantistes logiquement rejettent celle-ci et présentent le maintien et le renforcement de la hiérarchie entre les sexes comme constitutive de leur projet national (Gadant 1995).

Sautons quelques décennies, et le Maghreb est indépendant. Les ex-colonisés, déjà présents en métropole avant les indépendances, y viennent encore plus nombreux après.

Trois événements historiques vont créer pour les Français dits “ de souche ”[1] un problème qu’ils ne sont toujours pas arrivés à résoudre. Cette immigration est pendant longtemps restée purement masculine, faite d’hommes seuls. Mais ces immigrés qui voulaient rentrer au pays, souvent ne l’ont pas pu ; ensuite, en 1974, la loi sur le regroupement familial leur a permis de faire venir leurs femmes en France. Enfin, la loi française sur la nationalité, même modifiée, est restée le droit du sol, et leurs enfants sont devenus français. La société française n’avait pas prévu cette conséquence de phénomènes distincts. Elle n’a pas vu que la combinaison du regroupement familial avec le droit du sol la mettrait devant la situation où les enfants des ex-colonisés ont, en théorie, exactement les mêmes droits que les autres Français.

Elle ne leur propose que le statut de leurs parents, alors que ces enfants de la République, forts de leur droit, réclament leur dû de citoyens, et le réclament de plus en plus fort et avec de plus en plus “ d’arrogance ”, comme a dit le ministre Xavier Darcos. C’est ce que  Farad Khosrokhavar (1997) appelle le “ malentendu ” entre les descendants d’immigrés et la société française, et que j’appellerais son dilemme : la France ne veut pas les accepter, mais elle ne peut pas les renvoyer “ chez eux ”, puisqu’ils n’ont pas d’autre chez eux qu’ici. Devant trouver une troisième voie puisqu’elle refuse la première des quatre fers et que la deuxième lui est interdite, elle tente de maintenir et de renforcer le système de castes. L’une des façons de le maintenir est de criminaliser l’islam ; l’affaire du foulard n’est que la première phase de cette tentative.

Pendant l’après-guerre, les immigrés sont traités peu ou prou comme ils l’étaient quand ils étaient colonisés. Mais, travailleurs invités, ils ne formulent que peu de revendications (bien qu’un « Mouvement des Travailleurs Arabes » ait existé entre 1945 et le début de la guerre d’Algérie et fasse en ce moment l’objet de recherches par Abdelalli Hajjat). Ils acceptent les travaux les plus durs, les salaires les plus bas, le parcage dans les bidonvilles, ils se font tout petits et rasent les murs. Leur seul but est de pouvoir envoyer de l’argent au pays et d’y construire une maison. Subir le racisme en baissant la tête est le prix à payer pour la récompense du retour. Ils ne l’ont pas tous eue, mais ils ont vécu avec l’idée qu’elle était au bout du chemin. Elle explique leur patience, leur humilité, leur résignation à pratiquer leur religion dans des caves. C’est de cet islam que les Français, qui l’ignoraient quand il existait, ont aujourd’hui la nostalgie, et qu’ils honorent du label “ traditionnel ”, comme un camembert AOC. Mais ici, “ traditionnel ” ne signifie pas moulé à la louche, mais invisible. Le meilleur islam en quelque sorte, en tous les cas le seul convenable, i.e. qui nous convienne.

Mais la récompense grâce à quoi les parents supportaient tout n’existe plus pour leurs descendants. Et cependant tout se passe comme si, pour les Maghrébins et les Africains,  le statut d’immigrés de leurs parents devait se transmettre de génération en génération, tant sur le plan matériel que sur le plan de la perception d’autrui, qui les voit toujours destinés à quitter le territoire français.

Or, quand on hérite exactement du statut de ses parents, sans mobilité ni probable ni même possible, il ne s’agit plus d’une situation de classe, mais d’une situation de caste. C’est ce que qui est en train de se créer en France. Et le langage l’indique : on parle « d’immigrés » « de la deuxième génération », voire « de la troisième génération » ; on transforme la situation, par définition temporaire, d’immigré, en caractéristique héréditaire et quasi-biologique.

Ce racisme a longtemps été traité à la légère, considéré uniquement sous l’angle des attitudes ouvertement racistes de certains, et non pas sous l’angle du traitement objectif de la population concernée (Simon 1997, Tripier 1999).  On sait pourtant que les discriminations qu’elle subit sont énormes, que ce soit dans le logement, dans l’éducation, dans l’emploi, dans la répression judiciaire (Beaud et Pialoux 2003, Tribalat 1995).

Mais ce qui est à peine étudié,  c’est la souffrance mentale induite par le racisme chez ses victimes. On l’a bien vu lors du débat “ sur le voile ”. La discrimination n’était mentionnée qu’en fin de discussion, sous la forme euphémisée des “ ratés de l’intégration ». De plus, ces « ratés » sont attribués à cette population elle-même, qui aurait choisi de vivre “ entre soi ” à 30 km des centre-ville, et refuserait  de se mêler aux “ Français de souche ”, par snobisme probablement. Ce point de vue du sens commun est aussi le point de vue officiel, celui des Renseignements généraux.

Mais les intéressés, eux, savent que c’est la société qui les exclut. Dans les années 80, ils organisent une formidable “ marche pour l’égalité ”, qui parcourt toute la France. Mais le mouvement sera récupéré par le parti socialiste qui crée SOS-Racisme, destiné à désamorcer cette protestation, et qui y réussira. La révolte respectueuse, la révolte « française », la protestation laïque et républicaine a lamentablement échoué (Bouamama 1994).

Deuxième acte : rébellion

Ainsi, à l’amertume causée par l’expérience quotidienne du racisme, s’ajoute pour cette population  l’amertume causée par cet échec. Elle a joué le jeu, et ça n’a pas marché.

Du côté franco-français, on ne s’occupe toujours pas plus de la discrimination ou des ghettos. On se préoccupe de l’intégration ou de la non intégration des jeunes d’origine maghrébine Mais le sens du mot intégration a été biaisé : il signifie, au long des reportages télé et des déclarations politiques, l’effort de la part des enfants de Maghrébins pour ressembler en tous points à des enfants de Bretons ou d’Auvergnats. Ils y réussissent, en partie sans peine, mais en partie aussi au prix de reniements. Parler de son enfance, par exemple,  est une partie importante de la sociabilité ; c’est permis et même recommandé aux Bretons et aux Auvergnats, aux ruraux et aux citadins, qui s’émerveillent des ressemblances et des différences entre leurs expériences respectives. Mais des parents arabes, cela n’intéresse personne. Il vaut même mieux ne pas les mentionner.

Cette population est ainsi prise dans un redoutable  double bind : on la somme de se montrer “ pareille ”, mais on la perçoit et on la nomme “ différente ”. Quoiqu’ils et elles fassent, au terme du cursus, elles et ils échouent toujours à l’examen, elles et ils n’arriveront jamais à satisfaire les critères de francité. Car  la réalité non-dite, c’est que ces critères excluent par définition  toute personne d’origine maghrébine ou africaine.

Des générations ont obéi à ces injonctions contradictoires du racisme et du sexisme, qui enjoignent aux dominés de  gommer  ET d’assumer dans le même temps leur “ différence ”, jusqu’à ce que certaines et certains comprennent que ce jeu n’est fait que pour les épuiser physiquement et mentalement; que cette “ différence ” qu’on leur jette à la figure n’est rien d’autre qu’un statut inférieur ; une différence qu’on ne peut pas assumer sans accepter sa propre infériorité, et dont on ne peut pas non plus se débarrasser puisque, dans la pensée essentialiste du racisme, elle est inscrite dans votre corps, elle est indélébile. Elles et ils finissent par découvrir la clause cachée ; l’inclusion comporte une condition de race, à laquelle ils ne peuvent pas satisfaire : ils n’ont pas la bonne.

Que peut-il se passer pour les personnes et les groupes pris dans ce genre de double bind ? Quand on vous reproche votre apparence, vos parents, votre origine, toutes choses dont vous n’êtes pas responsable et que vous ne pouvez pas changer ? Vous pouvez soit vivre dans la honte, soit vous révolter contre cette injustice. Vous pouvez soit  vous agenouiller et vous déclarer vaincu, ou vous retourner et faire front à vos agresseurs. Faire front, c’est-à-dire revendiquer ce qu’on vous reproche, refuser la honte. C’est ce que la société française appelle des réactions “ communautaires ”, et considère comme condamnables. Pourquoi ? Parce que si les dominants ont assigné cette identité aux dominés c’est pour leur faire accepter leur statut inférieur ; pas pour qu’ils s’en servent aux fins de rehausser une estime de soi détruite par le racisme—ou le sexisme.

Or les descendants d’immigrés refusent depuis une décennie que leurs origines soient source de honte ; ils et elles revendiquent  une   « arabité » et un  islam made in France : créés comme réponse à l’exclusion. Ces revendications que l’on peut dire “ identitaires ”, ou de fierté, ou anti-racistes, ne sont pas exclusives des revendications citoyennes, et ne sont pas contradictoires avec ces dernières. Si elles sont perçues par la société dominante comme subversives,  c’est précisément parce qu’elles sont un moyen pour les dominés de lutter contre l’intériorisation de leur statut inférieur, de réparer ce que Goffman (1976) appelle une  « identité endommagée ».  Mais la société dominante veut que les dominés gardent une identité endommagée, car c’est une des conditions de la perpétuation de l’exploitation.

Troisième acte : répression

Les Franco-français pensaient que les descendants d’immigrés accepteraient tout simplement de chausser les bottes de leurs parents ; ils sont choqués que les enfants d’immigrés prennent au sérieux les papiers qui les font Français.

Quel est le rôle du genre  dans ce système de castes ? L’hostilité du discours est dirigée surtout contre ceux qui sont perçus comme les seuls sujets, les hommes. Les femmes sont exemptes des stéréotypes les plus négatifs. La “ beurette ” est gentille (Guénif-Souilamas 2000), par opposition à son frère, le mauvais garçon ou le garçon arabe, c’est la même chose comme le dit Nacira Guénif (Guénif-Souilamas et Eric Macé 2004). Cela explique qu’elles ont un dilemme encore plus difficile à résoudre que les hommes. Soumises au double bind de l’intégration : examen sans chance de réussite, les femmes font l’objet, de surcroît, d’une injonction subliminale. En effet, les gentilles beurettes sont  plus plaintes que blâmées. Elles sont  plaintes d’être les femmes de ces hommes-là, de ces garçons et pères arabes. On les invite à les abandonner. Certaines obéissent, elles quittent leur famille, leur quartier, et se retrouvent isolées. Car la société franco-française  utilise alors le premier volet du double bind ; elle cherche et trouve en elles – dans leur nom, dans la forme de leur visage ou dans leur accent — la différence qui est  la marque de l’infériorité  essentielle de l’être, la ‘tache humaine’. Ainsi sont-elles prises, comme l’explique Christelle Hamel (2003a), entre d’un côté le sexisme réel de leur milieu –un sexisme exacerbé par le contre racisme, c’est-à-dire la revendication par les garçons du machisme qu’on leur reproche—, et de l’autre la volonté de la société dominante de capturer les femmes de ceux que l’on voit toujours comme des ennemis.

C’est dans ce contexte que naissent les “ affaires du foulard ”, en 1989, en 1994 (Gaspard et Khosrokhavar 1995), et celle de 2003 qui a culminé avec la “ loi contre le voile ” (Bouamama 2004). On ne peut comprendre ces affaires, on ne peut comprendre que la vindicte publique vise des élèves qui ne posent aucun problème aux professeurs si on ne comprend pas le rôle éminent du genre dans le système de castes.

On a vu que  le Maghrébin, l’Arabe, l’Africain, sont caractérisés dans l’idéologie coloniale par leur rapport aux femmes, et que la stratégie coloniale consiste à condamner cette culture en tant que particulièrement sexiste, dans le même temps qu’en bonne logique patriarcale, elle essaie d’en capturer, au moins symboliquement, les femmes.

On peut mesurer la réalité de ce désir non-dit à l’aune de la joie nationale quand des beurettes dénoncent leurs hommes, par exemple, lors de la mise en lumière des  « tournantes ». Or les viols collectifs, qui ont existé de tout temps, n’ont jamais fasciné le public, et on n’en entend  jamais parler, pas plus  que du viol en général (Hamel 2003b). Mais quand cela se passe dans les banlieues, chez des descendants de Maghrébins, la France entière fait mine de découvrir un phénomène inconnu jusqu’alors dans l’hexagone. Et elle profite de la différence décrétée des Arabes pour tuer dans l’œuf toute velléité de reconnaître et de combattre sa  barbarie sexiste et purement autochtone. Elle utilise pour cela un raisonnement biaisé : si cela se passe chez eux, qui sont différents, c’est bien la preuve que cela ne se passe pas chez nous. Ce sophisme permet de faire d’une pierre deux coups : non seulement on condamne les  « autres », mais surtout  on s’auto absout du péché dénoncé (Delphy 2004).

Il faut ici parler des raisons pour lesquelles, à mon sens, la vue de quelques foulards plonge la France dans ce qu’Emmanuel Terray (2004) appelle une “ hystérie politique ”.

Le colonisé méritait d’être colonisé, parce qu’il n’était pas civilisé : avait une culture barbare soutenue par une religion barbare, et cette barbarie était prouvée par son traitement des femmes. Les femmes, victimes de leurs hommes, ce qui n’est pas le cas chez les civilisés qui n’en tuent que 6 par mois (au moins), étaient donc les alliées naturelles des colonisateurs, si seulement elles voulaient bien se rallier. Si elles se ralliaient, à la fois on privait les hommes de leur plus grand soutien, et on validait la thèse de leur barbarie de genre. Cet espoir  continue d’exister chez les Français qui traitent les immigrés comme des colonisés, et les enfants des colonisés comme des immigrés. En réalité, les femmes comme les hommes  sont racisées : discriminées, humiliées tous les jours. L’apparition de femmes portant foulard choque les Français, ont répété à l’envi politiques, journalistes et militants laïques, parce qu’ils sont attachés à l’égalité des sexes. Un lecteur du bulletin de la LDH a même écrit que “ le foulard ouvre une brèche dans l’égalité des sexes ”. C’est ainsi que j’ai appris que  l’égalité des sexes existait  en France.  Mais trêve de plaisanteries. Je ne crois pas que les Français soient choqués par un manquement à quelque chose qui n’existe pas, et dont ils n’ont pas très envie que cela existe. Ils sont « agressés »–dixit Chirac—certes : l’apparition de ces femmes en foulard met à mal des espoirs non-dits car irrationnels. En effet, d’un côté ils refusent de vivre avec des descendants d’Arabes, mais de l’autre ils ne peuvent pas les jeter à la mer. Mon hypothèse est que  devant ce dilemme insoluble, il s’est formé dans leur imaginaire un dessein : prendre les femmes, les prendre même pour épouses, comme l’annonçait il y a une dizaine d’année Emmanuel Todd (1997), et puisque les femmes ne sont que des réceptacles de la semence des hommes, ainsi dissoudre la “ race ”. Ce dessein, informulé parce qu’inconscient en France, a été la base de politiques publiques mises en œuvre dans d’autres pays racistes. Le Brésil par exemple, a eu dans les années 50 une politique explicite d’encourager les mariages mixtes pour ‘blanchir’ la population.

Or le foulard dit aux Franco-français  que leur rêve de diviser les descendants d’immigrés selon des lignes de genre est tombé à l’eau. Que ces femmes ne renieront pas leurs pères, leurs frères, leurs époux. Ensuite, qu’elles ne croient plus à l’image de la beurette émancipée, gagnante ; qu’elles savent qu’elles subissent le même racisme que les hommes. Si le foulard provoque des réactions aussi fortes et apparemment disproportionnées, c’est qu’il est un message fort aussi, qui ressemble à un cauchemar, et qui s’appellerait : “ Refoulé, le retour ”.

Ce sont en effet les effets de la discrimination patente qu’elle exerce qui  sont renvoyés  en boomerang à la société. Le foulard  dit à cette société : “ Vous nous avez parquées et marginalisées, vous nous dîtes différentes, eh bien voyez : maintenant nous sommes différentes ”.  La femme “ voilée ”, c’est Alien qui débarque chez nous. Mais Alien ne met pas en cause que le “ modèle français d’intégration ”. Alien provoque le malaise parce que sa seule présence fait voir tout à coup ce que nous appelons la  « libération sexuelle » pour ce qu’elle est : l’obligation pour toute femme, à tout moment, d’être « désirable ». Or les femmes portant foulard contreviennent à cette obligation. Comme le remarquait dans une interview Samira Bellil quelques mois avant de mourir, l’obsession des uns de nous voiler n’a d’égale que l’obsession des autres de nous dénuder. Ces deux obsessions ne sont que deux formes symétriques  de la même négation des femmes : l’une veut que les femmes attisent le désir des hommes tout le temps, tandis que l’autre leur interdit de le provoquer. Mais dans les deux cas le référent par rapport auquel les femmes doivent penser et agir leur corps reste le désir des hommes. Ce que le foulard dévoile, c’est que le corps des femmes, dans cette ère prétendument libérée,  n’est toujours pas un corps à soi—un corps pour soi.

De plus, cet Alien rend l’islam visible. Ceci est insupportable aux Franco-français.

L’islam n’a jamais été que toléré en France à condition d’être discret, de préférence en sous-sol. Et voilà que ces gens en sont fiers ! Il y a là quelque chose qui défie le bon sens, en tous les cas le sens dominant. On a vu les mêmes réactions d’incrédulité et d’outrage à propos de la fierté homosexuelle.

La domination est fondée sur la “ tolérance ”, qui est l’inverse de l’acceptation : sur l’idée  que le dominé, l’homo, le musulman, a une pratique, ou un être, ou les deux, qui sont mauvais. On lui permet d’exister quand même, à condition qu’il admette sa mauvaiseté. Or la preuve que le dominé admet sa mauvaiseté, c’est qu’il en a honte. Et la preuve qu’il a honte, c’est qu’il se cache. Quand les dominés  ne se cachent plus, revendiquent leur pratique ou leur être comme équivalents aux autres, ils rompent la règle du jeu, ils brisent le contrat qui leur permet d’exister à l’ombre des dominants. Ceux-ci n’ont alors d’autre choix que de les rappeler à l’ordre, de les remettre à leur place, de leur montrer qui est le patron (Delphy 1997). C’est ce qu’a fait la France avec la loi sur le foulard.

Mais le foulard n’est qu’une escarmouche dans l’offensive menée contre  les  Arabes, les Africains et les Musulmans. Car le système de domination local, le système de castes en France, est maintenant couplé avec la participation à un projet mondial : « la guerre contre le terrorisme » qui est en fait une guerre contre le monde arabo-musulman. Les partisans de la loi ont su habilement relier le port du foulard par des adolescentes à la menace d’ Al Qaïda. Ainsi, le racisme français nécessaire au fonctionnement des castes est potentialisé par le  mythe de la dangerosité du monde musulman. Les attaques contre ce monde ne datent pas d’hier : cela fait longtemps que des essayistes occidentaux le dénoncent comme intrinsèquement incompatible avec la démocratie, les droits humains, la modernité, etc. Dès les années 70, Bernard Lewis présentait la théorie du choc des civilisations, mais ce n’est qu’avec sa version huntingtonienne  qu’elle « prend » véritablement (Gresh 2004). Dans la foulée de leur soutien à la politique expansionniste de l’Etat d’Israël, les USA déclenchent en 1990 une série d’ agressions :  1ère guerre du Golfe, Afghanistan, Irak .

La France participe, quoiqu’elle en dise, à cette entreprise de destruction et de massacres de civils à grande échelle. Et bénéficie sur le plan intérieur de sa rhétorique. Car créer en France un climat où tout Arabe est vu comme un musulman, tout musulman comme un fondamentaliste, tout fondamentaliste comme un terroriste en puissance, a des avantages. En effet, quand on  accuse les Arabes d’être la cinquième colonne d’un complot international, qu’on leur impute à longueur de journée le dessein de remplacer les Codes civils occidentaux par la Sharia (Lepage 2004), il devient quasi-impossible de les reconnaître aussi comme victimes de racisme. On ne peut pas les traiter comme un ennemi intérieur et entreprendre dans le même temps des actions positives en leur faveur. Le bénéfice pour la France est qu’elle échappe ainsi pour le moment au devoir de mettre fin au système de castes.

Avec l’affaire du voile s’ouvre donc le troisième acte de cette tragédie française: au premier acte de l’oppression a succédé le deuxième acte de la rébellion. Le troisième acte c’est la répression de cette rébellion. Le parallèle est frappant entre cette répression des protestations contre l’injustice en France, et la guerre infinie déclarée par les USA au lendemain du 11 septembre 2001.  Sans jamais s’interroger sur sa responsabilité, sur ses torts, partout, l’Occident réagit à la protestation contre l’injustice qu’il cause par la surenchère. Il refuse le dialogue et la négociation, et choisit toujours l’intimidation et la punition pour l’exemple.

Pourtant, le troisième acte, on aurait pu l’imaginer différent, très différent : on pouvait espérer une France recouvrant ses esprits, reconnaissant ses torts passés et présents vis-à-vis des immigrés et de leurs enfants, commençant à les redresser, décidée à éliminer les discriminations raciales ; on pouvait espérer qu’elle s’attèle enfin à démanteler le système patriarcal au lieu d’en nier l’existence ; qu’elle balaie devant sa porte, au lieu de donner des leçons; qu’elle cesse de monter les femmes contre les enfants d’immigrés et ces derniers contre les femmes ; bref qu’elle emprunte enfin, pour difficile qu’il soit, le chemin de l’égalité proclamée sur les frontons de ses mairies depuis deux siècles. Peut-on encore l’espérer et même l’imaginer ? Là est toute la question. Si le troisième acte est mal engagé, la pièce, encore une fois, n’est pas terminée.

L’avenir dira si nous allons vers la solidification du système de castes ou vers sa disparition. Mais cette question ne se règlera pas sur le seul terrain français, car elle est liée à la guerre engagée par les Etats-Unis contre le monde arabo-musulman. Et dans la petite guerre française contre le foulard comme dans la grande guerre américaine, il ne faut pas négliger les facteurs irrationnels, ou affectifs : la culture de l’Occident, et nous sommes occidentaux, quoiqu’on en ait, est une « culture de la suprématie » comme le dit Sophie Bessis (2003 ). Cette culture ressemble à la folie dont les Dieux, disaient les Grecs, affligeaient ceux qu’ils veulent perdre.

Elle est l’origine du deux poids deux mesures que le reste du monde reproche à l’Occident, elle est la raison pour laquelle, au lieu de s’amender, l’Occident persiste et signe, et aggrave son cas ; la spirale oppression-révolte-répression ne cesse de prendre de l’ampleur et de la vitesse.

Devant ce cyclone, la capacité des opprimés à résister est mise à mal, au moins pour le moment. Et on peut craindre que leur patience ne soit à bout, et qu’ils ne désespèrent de l’efficacité de protestations pacifiques et légales devant le rempart dressé par le mélange de démesure, de volonté de domination, d’inconscience et d’arrogance, bref par la hubris  qui caractérise les rapports actuels de l’Occident avec le reste du monde.

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[1] A partir de 1947, le statut de l’indigénat est aboli dans toutes les colonies, et le droit de vote  est accordé aux ex-indigènes–aux hommes seulement pendant plusieurs années; mais les colons obtiendront qu’ils votent dans un collège séparé ; ainsi les ex-indigènes d’Algérie deviennent les « Français musulmans » tandis que les ex-Français d’Algérie deviennent les « Français de souche européenne » dont le vote vaut celui de cinq musulmans.

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